Chabat Parachat PINHAS

19 JUILLET 2008 – 16 TAMOUZ 5768

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Sortie de Chabbath20.2522.46 - 22.5221.11

Le vrai berger

Par le Rav Eliahou Elkaïm

On est amené à réfléchir sur nos références pour choisir un chef. Et tandis que l’Occident propose un modèle de leader sûr de lui, conquérant et qui sait manœuvrer en eau trouble, la Thora nous suggère une toute autre façon de voir le monde…

Cette semaine, dans la paracha, nous vivons un moment très émouvant : l’ordre de D.ieu qui demande à Moïse de monter sur les hauteurs de Avarim, de contempler la terre promise et de quitter ce monde. A cela, Moïse n’a qu’une pensée : qui deviendra le berger qui va lui succéder pour diriger la communauté d’Israël ?

Par les mots de cette requête de Moïse qui demande à D.ieu de désigner son successeur, et par ceux de la réponse divine qui investit Josué comme le dirigeant à venir du peuple d’Israël, on comprend mieux le rôle véritable et les qualités requises du manhig (dirigeant), tel que le conçoit la Thora.

Comprendre cette notion est une préoccupation parfaitement actuelle et nous concerne directement : fidèles au principe de nos maîtres, selon lequel tout ce qui est écrit dans la Thora garde sa valeur à toute les époques de l’histoire, nous allons tenter de décrypter le sens profond des enseignements de cet épisode marquant.

Une conviction profonde

« Alors, Moïse parla à l’Eternel en disant : ‘Que l’Eternel, le D.ieu des esprits de toute chair, institue un chef sur cette communauté, qui sorte devant eux et passe devant eux, qui les fasse sortir et qui les fasse entrer, afin que la communauté de l’Eternel ne soit pas comme un troupeau sans pasteur. Et l’Eternel dit à Moïse : ‘Prends pour toi Josué, fils de Noun, homme animé d’esprit, et impose ta main sur lui.’ » (Nombres 27 ; 15-18).

Les premiers mots de ce passage font l’objet d’une remarque de nos Maîtres :

Le mot lémor (traduit ici par : en disant) est utilisé dans ce texte.

Ce même mot lémor suit presque tous les ordres divins adressés à Moïse et nos maîtres l’expliquent comme signifiant « redire » dans la mesure où ces ordres doivent être retransmis par Moïse à toute la communauté.

Dans notre texte, lémor ne peut évidemment pas avoir la même signification.

Le Sifri nous fait remarquer qu’à quatre reprises, ce mot est utilisé lorsque Moïse s’adresse à D.ieu.

Et il l’explique comme une demande de Moïse pour que D.ieu lui réponde immédiatement.

Lémor, à ces occasions, a le sens de : « Afin que D.ieu lui réponde »

C’est ainsi que le comprend également Rachi dans son commentaire sur lémor dans notre verset : « Réponds-moi et dis-moi si tu va leur nommer un dirigeant ou non. »

Ce lémor désigne donc une demande appuyée de la part de Moïse.

Mais alors, on peut se demander pourquoi une telle insistance, qui paraît presque de l’insolence vis à vis de D.ieu.

En réalité, cette insistance vient nous prouver le sens de la responsabilité hors du commun de Moïse, qui, avant sa mort, sait qu’il a le devoir de transmettre à son successeur des directives primordiales.

Car Moïse possède la conviction profonde que le peuple a besoin d’un dirigeant à la mesure de sa tâche.

Esprit de toute chair

Les quelques phrases de l’échange entre Moïse et D.ieu comportent en outre un élément que l’on ne retrouve nul part ailleurs dans les textes.

Dans sa requête, Moïse s’adresse à D.ieu, mentionnant un attribut nouveau :

« Eternel, D.ieu des esprits de toute chair »

Cet attribut est expliqué par Rachi qui cite le Midrach :

« Maître de l’univers, Tu connais la pensée de chaque personne du peuple juif. Tu sais combien ils sont différents les uns des autres. Donne-leur un guide qui puisse supporter chaque personne, avec son tempérament propre. »

La Thora nous dévoile ici l’envergure de la tâche d’un dirigeant.

Et pour commencer, on perçoit la difficulté de discerner l’homme adéquat.

Car Moïse lui-même ne sentait pas capable de le découvrir.

Pourtant, il possédait un niveau inégalé de connaissance. Il maîtrisait notamment ‘Ho‘hmat Hapartsouf la capacité de lire sur les visages toutes les aptitudes d’une personne (Exode 18 ; 21).

Malgré cela, il ne pouvait découvrir à lui seul l’homme capable de supporter, c’est-à-dire comprendre et aider, chaque membre de la communauté selon sa personnalité.

C’est seulement D.ieu qui peut discerner et désigner un tel homme.

L’auteur du Matnat ‘Haïm fait à ce sujet une remarque pertinente :

Il est dit au sujet de Moïse : « Or, cet homme, Moïse, était fort humble, plus qu’aucun homme qui fut sur terre. » (Nombres 12 ; 3).

Rachi (ad hoc) explique : «Anav (humble) signifie : prêt à se plier et à supporter. »

Rabbi Yérou’ham de Mir (Daat Thora ad hoc) apporte un nouvel éclairage aux mots de Rachi.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser à première vue, Rachi ne nous explique pas les conséquences de la vertu de l’humilité.

Il définit son essence même.

L’orgueilleux est incapable de supporter l’autre. L’humilité, c’est l’aptitude qui permet de supporter, sans rechigner, les soucis et les problèmes de l’autre.

A ce sujet, Rachi emploie deux mots pour définir l’humilité, chafel et savlan : celui qui sait s’abaisser et celui qui supporte.

On remarquera que la racine du mot savlan est sabal, qui désigne un porteur de fardeaux. On comprend donc que savlan est celui qui peut supporter sur son dos les soucis des autres. C’est ainsi que le judaïsme conçoit l’humilité.

Une formule énigmatique

Et c’est ce que Moïse demande ici à D.ieu : lui faire découvrir l’homme capable de supporter et de comprendre tous les tempéraments qui existent au sein du peuple d’Israël.

Moïse apporte des précisions supplémentaires sur le rôle de dirigeant :

« Qui sorte devant eux et passe devant eux, qui les fasse sortir et qui les fasse entrer. » Formule pour le moins énigmatique. Et d’abord, pourquoi répéter les mêmes termes pour le dirigeant lui-même et également pour ceux qu’il va diriger ?

On rapporte au nom du Maguid de Vilna une interprétation intéressante.

Un dirigeant doit posséder deux aptitudes :

D’abord, celle de sortir et passer devant le peuple, ce qui signifie que l’exemple de sa conduite, à elle seule, doit influencer et inspirer tous ceux qui l’observent.

Ensuite, faire entrer et sortir le peuple, qui signifie parvenir à faire sortir un individu de son problème et le faire entrer dans la bonne voie.

Pour cela, il est indispensable de comprendre les problèmes de chaque individu pour le conseiller et le diriger, l’aidant ainsi à surmonter les difficultés.

D.ieu désigne pour cette haute fonction Josué, en précisant : « Prends pour toi Josué, fils de Noun, « homme animé d’esprit »

Pour certains, cet attribut vient en réponse à l’attribut que Moïse a mentionné pour D.ieu.

Hachem vient donc nous dire que Josué est un homme qui possède les aptitudes requises pour comprendre et supporter chaque personne, avec son tempérament.

Dans son ouvrage « Madrégat haadam » (Maamar Tikoun hamidoth chapitre 3), le fameux Saba de Novardok est amené à une interprétation différente, en partant de la traduction littérale d’homme animé d’esprit, en hébreu dans le texte : Ich acher rouah bô », homme qui a l’esprit en lui.

Pourtant, d’après la première interprétation, il aurait fallu préciser : qui connaît les esprits.

Par cette expression, explique le Saba de Novardok, D.ieu dévoile à Moïse un secret.

Pour parvenir à comprendre le tempérament de chacun, une qualité est nécessaire et suffisante : avoir l’esprit en soi.

C’est-à-dire se connaître profondément, posséder une maîtrise totale de soi et réussir, par un travail personnel acharné, à contrôler parfaitement ses midots (traits de caractère)

Ainsi, l’homme qui parvient à ce niveau pourra comprendre et diriger les autres, et cela sans qu’il ne soit conditionné ni perturbé par aucune considération autre que le Bien absolu.

Habile démagogue

Nos maîtres rapportent, au sujet de Josué, un fait hors du commun.

Malgré son niveau très élevé de prophétie et de connaissance, il était celui qui nettoyait et rangeait la salle d’étude.

C’est la preuve la plus éclatante que cet homme n’était conditionné par aucune considération autre que le Bien absolu.

Josué était l’homme qui contrôlait de façon totale l’esprit qui était en lui, acher rouah bô.

C’est cette qualité, et aucune autre, qui lui a fait mériter d’être désigné comme le dirigeant du peuple juif.

D’ailleurs, on remarquera que ce n’est pas seulement son niveau de connaissance (bien que Josué fut l’un des plus éminents disciples de Moïse) qui le fit atteindre cette distinction.

En effet, lors de l’énumération des Meraglim, Nahmanide fait remarquer que les explorateurs sont cités selon l’ordre du niveau de leur Connaissance. Et Josué ne figure qu’en cinquième place, après Caleb. Et pourtant, Caleb, qui n’était pas entaché par la faute des Meraglim, ne fut pas désigné comme dirigeant.

Un dirigeant, tel que le conçoit la Thora, n’est pas le démagogue, habile en science politique, qui sait manipuler les masses ni celui qui manipule les énergies avec finesse.

Au sein du peuple juif, la condition de base est Ich acher Roua’h bô et en cela, Josué dépassait toute sa génération.

Une tâche sacrée

Rachi, au nom du Sifri, ajoute une dernière explication.

D.ieu dit à Moïse : « Josué est celui qui pourra, comme tu l’as demandé, aller à l’encontre des volontés et des tempéraments de chacun. »

Rav Eliahou-Meïr Bloch, zatsal, auteur du Peniné Daat, fait remarquer que dans la demande de Moïse, on trouve : « supporter le caractère de chacun », tandis que la réponse divine mentionne : aller « à l’encontre » des tempéraments de uns et des autres (avec le mot Keneged)

Comment comprendre cette différence ?

D.ieu et Moïse se seraient-ils mal compris ?

Au contraire ; Ce que D.ieu dit à Moïse, c’est qu’un dirigeant doit comprendre les différents courants qui animent une société, mais en aucun cas être l’objet de ces courants.

Seuls la Vérité absolue et le Bien de la communauté dans son ensemble, doivent orienter ses décisions, même si cela va à l’encontre de certains courants.

Et pour discerner ce qui tient à un « caprice » d’une tendance au sein de la communauté ou ce qui, au contraire, est une volonté mue par une réalité objective, il faut posséder l’aptitude de comprendre et de supporter chacun, avec tous les détails que cela comporte.

Moïse conclut sa demande par les mots :

« Que la communauté de l’Eternel ne soit pas comme un troupeau sans pasteur»

A travers toutes les époques, et aujourd’hui encore, le peuple juif a un besoin absolu de dirigeants à la hauteur de leur tâche sacrée.

Les mots de Moïse restent donc actuels et doivent continuer à nous inspirer.