Parachat Vayikra - Za’hor

Souviens-toi !

Par le Rav Eliahou Elkaïm

Les causes ne sont jamais bonnes ou mauvaises dans l’absolu : ce sont les hommes qui, par leur comportement, fixent les véritables effets de ces causes. En prenant conscience des véritables enjeux, l’homme peut changer le cours de l’histoire…

Cette semaine, nous lisons, après la paracha Vayikra, le passage appelé Za’hor.

Nos maîtres ont fixé la lecture de ce passage le Chabbath qui précède Pourim :

«Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek sur le chemin, à votre sortie d’Egypte.

Il te rencontra en chemin, et s’attaqua à tous les gens affaiblis sur tes arrières ; toi, tu étais las et épuisé, et lui ne craignait pas D.ieu.

Ce sera lorsque le Seigneur ton D.ieu t’aura donné le repos de tous tes ennemis alentour, dans le pays que le Seigneur ton D.ieu te donne en héritage pour l’occuper, que tu effaceras le souvenir d’Amalek de dessous les cieux, ne l’oublie point » (Deutéronome 25 ; 17-19).

La répétition de l’idée du souvenir formulée par deux expressions différentes : « souviens-toi » et « ne l’oublie point », est interprétée par nos maîtres comme étant une obligation de déclarer à haute voix ce souvenir.

En effet, le souvenir cérébral est déjà exprimé par les termes « ne pas oublier ».

L’expression « souviens-toi » (za’hor) ajoute l’obligation de rappeler de vive voix ce que nous a fait Amalek (Sifri ibid.)

Au moins une fois par an, il faut rappeler ce souvenir, car la nature humaine fait que l’oubli s’installe après douze mois, de la même façon qu’il est dit au sujet d’un deuil : « on ne commence à oublier le défunt que douze mois après sa mort » (Talmud Bera’hot 58b) (cf. Choul’han Arou’h Ora’h ‘Haïm chapitre 685-7)

Ce souvenir aurait pu être éveillé à un autre moment de l’année mais nos maîtres ont institué la lecture de ce passage le chabbath avant Pourim pour le lier avec l’histoire de Haman, lui-même descendant direct d’Amalek (Michna Beroura 685-1)

En effet, la haine destructrice de Haman à l’égard du peuple d’Israël et sa défaite s’inscrivent dans le cadre de la lutte éternelle entre Amalek et le peuple juif, jusqu’à la fin des temps.

L’essence même d’Amalek

Lorsque la Thora raconte l’histoire d’Amalek, elle emploie les termes « acher karé’ha badére’h», littéralement : « il te rencontra en chemin ». Mais elle aurait pu employer un terme plus clair et plus courant pour exprimer cette rencontre.

Si elle a choisi cette expression, c’est que derrière ce terme, se cache l’essence même d’Amalek..

Et c’est en pénétrant les différentes interprétations de nos maîtres sur ces mots que nous allons pouvoir comprendre la gravité de cette « rencontre » et la sentence décrétée par D.ieu à l’égard d’Amalek…

Rachi propose trois interprétations différentes au mot Karé’ha, littéralement « il te rencontra » :

Il doit d’abord être compris dans le sens de mikré, hasard.

La racine de karé’ha est kéri, qui désigne une impureté, comme cela est exprimé dans le verset : « Tout homme devenu impur par un accident nocturne (mikéré laïla) »

(Deutéronome 23 ; 11). Amalek a tenté de rendre impurs les enfants d’Israël en les pervertissant (cf Gour Arié du Maharal de Prague ibid.)

La racine de Karé’ha est kor, froid. Il faut comprendre : il t’a refroidi alors que tu étais brûlant d’enthousiasme et que toutes les nations craignaient D.ieu et Son peuple auquel Il s’était dévoilé de façon si éclatante, et qu’il avait libéré de la nation la plus puissante de l’époque. En t’attaquant, il a amenuisé cette crainte et ainsi ouvert la voie à tous les ennemis d’Israël.

Rav Guédalia Shorr (Or Guédaliahou, Moadim p. 86-88) développe une idée très intéressante en partant de la première interprétation de Rachi, qui trouve dans le mot karé’ha la racine mikré (hasard).

Quel rapport y a-t-il entre le hasard et l’initiative d’Amalek ? Il semblerait, bien au contraire, que cette « rencontre » avec Israël a été préméditée par Amalek…

L’origine de la délivrance

Un texte du Midrach nous fait découvrir l’analogie avec Haman, qui lui aussi parle de mikré, hasard.

Alors qu’il est sur le point d’arriver à ses fins, et d’éliminer définitivement Mardochée, Haman est contraint, contre toute attente, et sur l’ordre du roi Assuérus, de conduire en grande pompe Mardoché sur le cheval royal dans toute la ville en proclamant :

«Voilà ce qui se fait pour l’homme que le roi veut honorer» (Esther 6).

Après cet épisode humiliant, il rentre chez lui et « Haman raconta à sa femme Zérech et à ses amis tout ce qui lui était advenu, kol acher karahou» (Esther 6 ; 12)

Le terme employé est kol acher karahou dont la racine est encore une fois mikré, hasard.

Mais ce n’est pas tout. Quand Mardochée envoya Hata’h à Esther pour l’informer de l’ordre royal d’exterminer le peuple juif dans sa totalité, il emploie le même terme :

«Et Mardoché lui fit part de tout ce qui lui était advenu » (kol acher karahou) (Esther 4 ; 7)

Le Midrach explique ce verset ainsi :

« Mardoché ordonna à Hata’h : ‘Dis-lui ( à Esther) : ‘le descendant de Karahou s’est attaqué au peuple juif, comme il est écrit à propos de son ancêtre (Amalek) : ‘Acher karé’ha badére’h’ » (Esther Rabba 7 ; 5).

Quelle est la signification de cette analogie faite par le Midrach ? Visiblement, le but n’est pas de jouer avec les mots…

Un texte de Maïmonide nous aidera à mieux comprendre ce concept de mikré.

« L’un des commandements positifs de la Thora est : si une catastrophe se déclare dans la communauté, il faut implorer D.ieu et sonner de la trompette, comme il est écrit :

« Quand donc vous marcherez en bataille, dans votre pays, contre l’ennemi qui vous attaque, vous sonnerez des trompettes, avec fanfare » (Nombres 10 ; 9)

Quand une catastrophe nous menace, il faut implorer D.ieu en sonnant de la trompette.

Cette obligation s’inscrit dans le cadre du repentir (techouva) collectif.

Lorsqu’un malheur s’annonce, et que l’on implore D.ieu en sonnant de la trompette, il faut prendre conscience, collectivement, que ce sont les fautes et les mauvaises conduites qui sont à l’origine de cette épreuve.

Cette prise de conscience sera à l’origine de leur délivrance et c’est alors que le danger s’estompera.

Opposition totale

En revanche, si la communauté, plutôt que de sonner de la trompette et d’implorer D.ieu, réagit en disant : cette catastrophe est naturelle, elle est due à un malheureux hasard (nikré nikret).

Cette approche est cruelle, car elle va les faire persévérer dans leur mauvais comportements. Evidemment, le malheur va s’amplifier.

Cette idée est exprimée dans la Thora, dans la parachat Bé’houkotaï :

«Si vous vous comportez hostilement avec moi (békéri), je procéderai à votre égard avec une exaspération d’hostilité (‘hamat kéri) » (Lévitique 26 ; 27-28).

L’interprétation de ce verset, ajoute Maïmonide, est la suivante :

D.ieu s’adresse à Israël : « Parfois, pour vous éveiller au repentir, je dois vous faire souffrir.

Si vous ne comprenez pas ce but et que vous attribuez votre malheur à

kéri, un hasard malheureux, alors ce kéri deviendra

‘hamat kéri, et sera bien plus menaçant. » (Yad ha’hazaka, Lois des jours de jeûne, chapitre 1 ; 1-3).

Ce texte de Maïmonide nous dévoile le sens véritable du concept de Mikré-kéri.

Dans ce concept, est contenu un approche en opposition avec les fondements même de la foi.

Pour que l’homme puisse bénéficier du libre-arbitre, D.ieu a voulu que notre monde soit créé et régit au quotidien par un enchaînement de causes et d’effets, englobant toutes les facettes de la vie.

Dans notre univers, tout ce que nous observons peut être attribué à une cause antérieure.

Et même cette cause a pour origine une cause qui l’a précédée.

Dans ce labyrinthe de causes, l’homme a tendance à toujours rechercher les causes de chaque effet, et à penser que son rôle principal réside dans la distinction judicieuse des facteurs de réussite.

Ainsi, il pense éviter les écueils dus à des facteurs d’échec.

Et c’est en fonction de ces déductions qu’il pense parvenir à prendre les bonnes décisions dans sa vie personnelle.

Mais en réalité, derrière cet écran se cache la Cause unique, qui elle, et elle seule, dirige tous les événements.

C’est D.ieu Lui-même qui a mis en place le système cause et effet, et c’est Lui qui le contrôle à chaque instant.

Le devoir et le salut de l’homme est de discerner cette Cause originelle.

C’est ce que les Kabbalistes expriment en attribuant à D.ieu le titre de Ilat haïlot, vessibath hassibot, « la cause de toutes les causes ».

Si D.ieu a choisi de se cacher derrière ce système, c’est pour permettre à l’homme de bénéficier de son libre-arbitre.

S’il approfondit sa connaissance et son attachement à D.ieu, il parviendra à découvrir dans chaque événement la cause véritable.

S’il s’éloigne de D.ieu, il s’attache à la philosophie de causes.

Evidemment, il y aune multitudes de niveaux et de nuances dans la perception de la main de D.ieu par chacun : plus l’homme s’élève, plus il se détache de ce système..

Pour mieux comprendre ces notions un peu abstraites, prenons un exemple concret :

Un homme doit subir une opération importante. Malheureusement, l’intervention ne donne pas les résultats espérés et suite à des complications, l’état du malade se dégrade encore.

La réaction courante est de chercher les causes apparentes de cet échec. Le chirurgien n’était-il pas assez expérimenté ? L’équipe soignante n’était-elle pas assez compétente ?

C’est seulement en dernier recours, après toutes ces investigations, que l’on reconnaît (dans le meilleur des cas) que toute est entre les mains de D.ieu.

En réalité, c’est tout à fait à l’inverse qu’il faut penser et réagir.

D.ieu nous donne comme devoir de mettre tout en œuvre pour sauver un malade.

C’est ce qu’on appelle la hichtadlout, l’action concrète. Cette hichtadlout doit être accomplie dans une optique bien claire dès le départ :

Un médecin peut être l’émissaire de D.ieu pour guérir. Mais les causes véritables de son succès ou de son échec ne sont pas profondément dépendantes de ses capacités ou des circonstances.

Il n’y a qu’un seule cause originelle : la volonté de D.ieu qui Lui seul a le pouvoir de guérir.

Et l’on retrouve le même mécanisme dans tous les domaines de la vie, notamment dans les affaires…

Au-dessus du hasard

Ce que Maïmonide découvre dans le verset de Bé’houkotaï est l’idée suivante :

La majorité de l’humanité a conscience que D.ieu dirige le monde, mais peu sont ceux qui parviennent à l’intégrer réellement dans leur vie. et D.ieu agit toujours mesure pour mesure (mida kenegued mida).

Plus on a conscience que D.ieu est le seul maître, et moins le hasard a d’influence dans notre vie.

Au contraire, si l’homme adopte la philosophie des causes, celle du mikré-kéri, cette conception philosophique erronée va devenir opérante sur lui, dans le bien comme dans le mal, au « hasard »…

En revanche, si l’homme prend conscience et comprend que rien n’est issu du hasard, alors il bénéficie d’une protection divine qui se place bien au-dessus des causes et des effets.

Pour revenir à Amalek, en lui attribuant la caractéristique de karahou kéri (hasard) le Midrach nous dévoile que son essence même est son attachement total et inconditionnel au mikré, hasard.

Alors que des miracles reconnus par l’humanité dans son ensemble ont lieu avec le peuple juif, Amalek affirme de façon absolue que leur origine est du au hasard.

Envers et contre tous, il attaque Israël. Pour lui, il n’admet aucune trace de divinité dans ce monde et il est prêt à se battre pour imposer son optique.

Haman, son descendant, héritier spirituel, réagit de la même façon. Au fait de sa gloire, alors qu’il vient demander à Assuérus l’autorisation d’exécuter Mardochée, un concours de circonstances tout à fait imprévisible fait qu’il va devenir le valet de Mardochée !

Et pourtant, il ne cherche aucune raison profonde à sa situation : kol acher karahou : tout cela n’est que hasard et malheureux concours de circonstances.

Rien en dehors de Lui

D.ieu a voulu que l’écran de la nature soit opaque. Pour ce faire, il a créé des forces (kechafim), qui nous échappent pour brouiller encore les cartes.

Ces forces ont été créées avec une telle puissance « qu’elles peuvent renier l’existence de l’armée céleste,Pamalia chel maala» (Talmud ‘Houlin 6b).

Evidemment, ayant été créées par D.ieu, elles dépendent de Sa volonté permanente. Mais Il a voulu que ces forces ait l’apparence d’une indépendance totale.

Amalek d’ailleurs, comme par hasard, quand il attaque Israël pour la première fois, utilise sa maîtrise de ces forces.

C’est ce que Rachi, qui cite le Talmud de Jérusalem, (Roch Hachana fin du chapitre 3) nous dévoile dans son commentaire sur le verset :

« Moïse dit à Josué : ‘Choisis des hommes et va livrer bataille à Amalek’ » (Exode 17 ; 9)

Rachi commente : « Il s’agit d’hommes qui savent neutraliser les effets de la sorcellerie car les Amalécites étaient des sorciers » (Rachi ibid.)

Et quelle était la teneur de ce savoir ?

D’après nos maîtres, ce savoir consistait en une prise de conscience totale et absolue que « Ein od milévado

: Il n’y a rien en dehors de Lui » (Deutéronome 4 ; 35)

Dans cette circonstance, cette prise de conscience permet de neutraliser toutes les forces surnaturelles utilisées par nos ennemis.

C’est ce que Maïmonide exprime en disant que cette prise de conscience collective sera la source même de la délivrance.

Amalek tient sa puissance de sa croyance aveugle dans le hasard. Sa déchéance est liée directement à la prise de conscience collective et absolue d’Israël dans la conception strictement opposée : rien n’est dû au hasard.

C’est cette prise de conscience que Mardochée et Esther ont su éveiller au sein du peuple juif par les trois jours de jeûne, origine de la délivrance extraordinaire de Pourim.

D’après nos maîtres, c’est la participation des Juifs au festin d’Assuérus qui est à l’origine de la sentence divine qui permit que les portes s’ouvrent devant Haman quand il décida d’exterminer le peuple d’Israël.

C’est d’ailleurs à ce festin qu’Haman débute son ascension météorique dans la hiérarchie royale.

En réparant leur faute par le jeûne, et par la prise de conscience qui l’accompagne, les Juifs font basculer le cours de l’histoire.

Et comme rien n’est impossible pour le Créateur, c’est ce même festin qui sera à l’origine de la délivrance : c’est pendant ce festin que Vashti, la femme d’Assuérus, a été répudiée, laissant la place libre à Esther.

Place libre pour sauver son peuple et demander à Assuérus de pendre Haman.

On le voit, les causes ne sont jamais bonnes ou mauvaises : ce sont les hommes qui, par leur comportement fixent les véritables effets de ces causes qui elles, émanent directement du Créateur.

Aujourd’hui, plus que jamais la prise de conscience de Pourim est essentielle.

Devant l’ascension des ennemis du peuple juif, notre devoir est de découvrir la cause véritable et de ne pas nous attacher à la théorie du mikré, concours malheureux de circonstances.

C’est ainsi que nous mériterons de voir que les causes les plus alarmantes seront celles qui amèneront la délivrance pour tout le peuple d’Israël.