Parachat Emor

La double parole

Par le Rav Eliahou Elkaïm

D.ieu s’adresse aux anges et aux hommes, et contre toute attente, les anges se sentent lésés. Car il faut le savoir, l’homme bénéficie de la double parole…

Notre paracha commence par un ordre divin : celui qui interdit aux Prêtres, descendants d’Aaron, de se rendre impurs au contact des morts.

Seuls les Prêtres, qui sont des parents proches du défunt, et dont la filiation est définie par le verset, pourront s’approcher du corps.

Pour exprimer cet ordre, D.ieu s’adresse à Moïse en employant une formule inhabituelle : « Emor véamarta», littéralement : « Parle pour leur dire ».

Cette répétition de la racine amira(parole) n’est pas fortuite et fait l’objet de plusieurs interprétations de nos maîtres, sans laquelle elle reste hermétique.

Rachi (ibid.) cite à ce sujet le Sifra (ibid.) et le Talmud (Yébamot 114a).

« Cette double parole nous apprend qu’il est interdit de mettre un enfant prêtre dans une situation que le rendrait impurs au contact d’un mort, même en dessous de l’âge de la bar-mitsva. Cela est sous-entendu par cette répétition.

Emor

concerne les parents,véamarta

concerne les enfants » (cf. Maïmonide Yad ha’hazaka, hil’hot evel 3 ; 12-

Choul’han arou’h Yorédéa

373 ; 1).

Il faut le savoir, ces lois ne sont en rien caduques et restent valables jusqu’à nos jours. C’est la raison pour laquelle il est interdit à un Cohen, en raison de sa sainteté, d’entrer dans un cimetière, sauf si des précautions sont prises, assurant qu’il ne risque pas de devenir impur selon les règles de la hala’ha.

La revendication des anges

Le Midrach offre une interprétation supplémentaire à cette répétition, et en approfondissant ces paroles de nos maîtres, nous allons découvrir des secrets concernant la psychologie et la nature humaine.

« Rabbi Béra’hia dit au nom de Rabbi Lévy : ‘Cela ressemble à l’histoire de ces deux personnes qui furent atteintes par une maladie causée par des forces impures (roua’h hatouma).

L’un était Cohen, l’autre ne l’était pas. Les deux malades se rendent chez un spécialiste pour prendre conseil.

Ce dernier s’adresse à celui qui n’est pas Cohen, en lui conseillant de ne jamais entrer dans un cimetière pour éviter les risques de contact avec ces forces impures, particulièrement présentes près des morts.

Mais le spécialiste ignore le Cohen, qui pourtant souffrait lui aussi de cette maladie.

Le Cohen demande alors :

‘Pourquoi donnes-tu des conseils à mon ami, et pourquoi ne t’adresses tu pas à moi, qui suis aussi venu te consulter ?’

C’est parce que ton ami n’est pas Cohen et il n’est pas habitué à éviter les cimetières. Je dois donc le mettre en garde. En revanche, toi, en tant que Cohen, tu n’a jamais l’occasion d’entrer au cimetière. Ce conseil serait donc superflu.

De la même façon, nous pouvons comprendre que les anges (élyionim

: littéralement, ceux des hautes sphères), qui n’ont pas de mauvais penchant (yetser hara), n’ont besoin que d’une seule parole de D.ieu, comme cela est exprimé dans le verset :

« Tel est l’arrêt exécuté par les anges, transmis par la parole divine aux saints »

(Daniel 4 ; 14, d’après l’interprétation de Malbim).

En revanche, les êtres humains (ta’htonim, littéralement ceux d’ici-bas), chez qui le mauvais penchant est présent, ont besoin d’une double parole pour ne pas fauter. Et encore faut-il espérer que cette double parole suffise et subsiste !

C’est pourquoi la Thora utilise ici le double terme ‘émor vaamarta

’ » (Vayikra Rabba 26 ; 5).

Ce texte assez énigmatique du Midrach nous rappelle un deuxième texte de nos maîtres dans le Talmud (Chabbath 88b).

Le Talmud relate que lorsque Moïse est monté aux cieux pour recevoir la Thora, les anges se sont plaints à D.ieu : « Comment est-il possible de transmettre la Thora, ce joyaux qui a précédé la création du monde à des êtres humains ? »

On le voit, ces derniers exigeaient la Thora pour eux seuls, considérant que le message divin ne peut être transmis aux hommes.

Jouir du message divin

D.ieu demanda alors à Moïse de répondre lui-même. Et ce dernier s’exécuta.

Moïse expliqua que les thèmes abordés par la Thora prouvent qu’elle s’adresse à l’homme.

Sans entrer dans l’approfondissement de ce texte tout à fait passionnant, ce qui exigerait un long développement, nous pouvons cependant remarquer l’analogie avec le Midrach que nous avons cité.

Une seule différence : dans le texte du Talmud, les anges revendiquent la Thora pour eux seuls, alors que dans celui du Midrach, ils demandent seulement à jouir de la parole divine de façon égale aux hommes.

Il nous faut à présent revenir au Midrach et filer la métaphore qu’il dresse.

En effet, dans ce Midrach, les anges sont comparés au Cohen, qui se présente devant un spécialiste.

Tout comme le Cohen qui se plaint d’être ignoré, dit le Midrach, les anges auraient eux aussi une revendication face au Créateur.

Sans aucune défaillance

Mais une difficulté apparaît dans le texte du Midrach : l’allégorie (machal) ne semble pas à priori correspondre à son exégèse (nimchal).

En effet, dans l’allégorie de départ, le Cohen est ignoré par le spécialiste, alors que dans le nimchal, les anges jouissent aussi de la parole divine, même s’ils ne bénéficient pas d’une double parole.

Le Maharzo, l’un des commentaires édités avec le Midrach, nous donne la clef pour éluder cette difficulté.

De la même façon que notre monde fut créé par la parole de D.ieu, les anges ont été créé et continuent d’exister grâce à la parole divine. C’est de cette parole, bien évidemment unique, dont il s’agit ici.

La parole concernant les anges définit leur nature même.

D.ieu a placé en eux, de façon innée, l’aptitude à saisir Sa volonté, et de l’accomplir automatiquement. C’est cette nature qui est exprimée dans le Midrach, comme une parole divine qui s’adresse à eux.

Nous comprenons à présent le sentiment des anges, qui se sentent ignorés, ne recevant pas le message divin de la même façon que l’homme.

Car l’homme reçoit ce message à travers une parole.

C’est le même sentiment que ressent le Cohen, auquel le spécialiste ne donne aucun conseil.

Pour les anges, comme pour le Cohen, un conseil serait superflu, dans la mesure où les directions de ce conseil font déjà partie de leur existence même.

Volonté naturelle

L’enseignement de la métaphore, proposé par le Midrach nous amène à une remarque intéressante :

En fait, la première parole adressée aux hommes (« ‘Parle’… pour leur dire ») correspond à l’attitude de D.ieu envers les anges, à cette parole unique que le Créateur « adresse » aux êtres célestes.

C’est ce qui est exprimé dans la réponde de D.ieu aux anges : l’homme a seulement besoin d’une paroLe supplémentaire

due à la présence de son

yetser hara.

Mais la première parole, adressée aux hommes et aux anges est de la même nature : elle crée la volonté innée d’accomplir la volonté divine.

C’est seulement le mauvais penchant (yetser hara), inexistant chez les anges, qui rend nécessaire la deuxième parole. Cette deuxième parole s’adresse à un être qui doit faire face à la tentation.

Connaître cette vérité, dévoilée par le Midrach, est primordiale : à certains moments de faiblesse, on peut être amené à croire que certaines exigences de la Thora dépassent nos capacités, et ne s’adressent qu’à des êtres d’une niveau moral bien supérieur au nôtre.

Le Midrach nous révèle au contraire que l’âme de chaque Juif est empreinte d’une volonté naturelle innée, identique à celle des anges, d’accomplir toutes les lois de la Thora.

Cette volonté existe, il ne faut pas la créer, il suffit de dévoiler en nous son existence.

Mais il nous reste à comprendre le sens véritable de la deuxième parole, celle adressée exclusivement à lhomme.

Une parole psalmodique

Le Rav L. Gurwicz zatsal (Roch Yéchivat Gateshead), dans son ouvrage « Méoré chéarim », découvre dans ce Midrach le secret de l’action du yetser hara(p. 80 ; 83).

L’effet principal du yetser hara

n’est pas de fausser la compréhension du message divin par l’homme.

Le yetser hara joue avant tout sur la conservation de ce message en l’homme.

C’est pourquoi la répétition incessante de la Parole divine, par l’étude et la prière notamment, représente l’arme la plus redoutable pour lutter contre Leyetser hara.

Là se trouve le sens de cette deuxième parole et des mots du Midrach : « Et encore faut-il espérer que cette double parole suffise et

subsiste

! »

Le Midrach, quand il parle du yetser hara, emploie également le terme :

matsouï bahem, littéralement, qui se trouve en eux.

Nos maîtres nous révèlent ici que Le yetser hara

n’est pas, comme on est souvent porté à le croire, un fondement de l’âme humaine, une tendance au même titre que la pulsion vers le Bien.

Bien au contraire, la volonté innée et naturelle de l’âme est d’accomplir la volonté divine. Le mauvais penchant n’est qu’un élément rapporté, venu se fixer en l’homme pour qu’il bénéficie du libre-arbitre.

Ces nuances subtiles peuvent changer l’approche globale de l’homme face aux épreuves qu’il doit affronter.

Savoir, à chaque instant, que le mauvais penchant n’est pas une partie constituante de ma personnalité ; savoir utiliser l’arme de la double parole, cette parole psalmodique, cette litanie qui nous permet d’entendre et de ré-entendre les mots du message divin, sont, comme le souligne le Ram’hal dans son introduction au « Sentier de rectitude », les meilleurs moyens pour intérioriser le message de D.ieu et se rapprocher de Lui.