Parachat Vayigach

Un amour inconditionnel

Rav Eliahou Elkaïm

Cette semaine, nous assistons à l’épisode le plus poignant de l’histoire de Joseph et de ses frères. Et cet épisode n’a pas encore eu son dénouement final. C’est en nous qu’il faut chercher le véritable aboutissement, qui ouvrira les portes de l’ère messianique…

Après vingt-deux ans de séparation, on assiste d’abord aux retrouvailles entre les frères. Ensuite, Yaakov apprend que son fils n’est pas mort, et cette nouvelle lui redonne littéralement la vie.

Sur le champ, malgré les dangers et son grand âge, il est prêt à partir en Egypte pour revoir son fils bien-aimé, dénouement extraordinaire de cette tragédie.

Mais on le sait, la Thora n’est ni un livre d’histoire, ni un roman qui cherche l’émotion du récit. La portée du Pentateuque dépasse la narration des événements.

En fait, derrière le déroulement des péripéties, se cachent des enjeux d’une importance capitale, et c’est tout l’avenir du peuple juif qui se dessine dans notre paracha.

Les acteurs sont ici les fils de Yaakov, appelés par le Roi David « les tribus de l’Eternel » (Psaumes 122 ; 4).

Ce sont des hommes d’une stature spirituelle inégalée, des êtres humains d’un niveau tout à fait autre de ce que nous connaissons.

Seule la Thora orale (Thora chébealpé), peut nous permettre de découvrir le sens véritable de leurs actes, leur portée et leurs enseignements.

Jouir de sa miséricorde

A ce sujet, citons un texte de Rabbi Meïr Sim’ha de Dvinsk dans son ouvrage Méche’h ‘Ho’hma (Lévitique 16 ; 30).

Ce dernier nous fait remarquer que la formule utilisée le jour de Kippour à la fin du texte du Vidouï, al’het est :

«Car c’est Toi qui accorde le Pardon à Israël et l’amnistie aux tribus de Yéshouroun »

C’est le seul endroit où Israël est désigné comme « tribus de Yéshouroun ».

Pourquoi cette formule particulière et cette répétition ?

A cela, Rabbi Meïr Sim’ha propose l’interprétation suivante :

Toutes les fautes de l’homme vis à vis de son Créateur (ben adam la makom) trouvent leur origine et leur racine dans la faute du veau d’or :

« Il n’y aura aucune génération qui sera épargnée d’une partie du châtiment pour la faute du veau d’or » (Talmud Sanhédrin 102 a).

On retrouve cette idée dans les mots de Moïse : « Mais le jour où j’aurai à sévir, je leur demanderai compte de ce péché » (Exode 32 ; 34).

Quand aux fautes de l’homme vis à vis de son prochain (ben adam la’havéro), elles prennent racine dans la faute des frères de Joseph.

C’est ce que le Midrach (Yalkout Chimoni Proverbes chapitre 1) exprime :

« Rabbi Avin dit : ‘A chaque génération, il y aura dix individus qui devront réparer par leurs souffrances la faute de la vente de Joseph, et cette faute reste encore présente jusqu’à aujourd’hui.

Lors de la Kappara divine (réparation) de Yom Kippour, nous implorons D.ieu en deux temps. Nous Le supplions d’abord d’accorder son pardon pour toutes les fautes vis à vis de Lui.

C’est là que nous employons le terme sli’ha (pardon) comme l’a exprimé D.ieu à Moïse : sala’hti kidevare’ha (Nombre 14 ; 20, Rachi Deutéronome 9 ; 19) et le terme Israël puisque cette faute (le veau d’or) eut lieu lorsque le peuple d’Israël était déjà constitué.

Et ensuite, nous Le prions de nous faire jouir de sa miséricorde pour toutes nos fautes envers notre prochain, qui trouvent leur origine dans le pêché des tribus de Yéshouroun, les frères de Joseph.

Là se trouve le sens de : « Qui accorde l’amnistie aux tribus de Yéchouroun »

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les habits du Grand Prêtre portés le jour de Yom Kippour, lorsqu’il entrait dans le Saint des Saints, ne comprenaient pas le pectoral, malgré son rôle primordial qui était de rappeler les mérites des douze tribus d’Israël devant D.ieu.

En effet, ce pectoral était composé de pierres précieuses au nom des douze tribus, et ne pouvait pas être utilisé pour ne pas rappeler la faute des frères de Joseph en ce jour de Grand Pardon (les parties en or auraient pu être remplacées par du lin).

De même, les habits en or n’étaient pas utilisés ce jour-là pour ne pas rappeler la faute du veau d’or (Talmud de Jérusalem Yoma 7 ; 3).

Un tribunal sacré

Dès le début, nos maîtres mettent très clairement les choses à leur place : la vente de Joseph par ses frères n’a rien à faire avec un règlement de comptes mû par la jalousie, ni même avec la colère qu’aurait pu ressentir les frères de Joseph du fait qu’il émettait des critiques sur leur comportement à leur père Yaakov.

Dans son commentaire sur Sanhédrin (102a), Rachi cite un Midrach sur le verset :

« L’homme dit : ‘Ils sont partis d’ici, car je les entendus dire : Allons à Dothan» Genèse 37 ; 17).

Dothan n’est pas seulement le nom d’un endroit, mais il fait allusion au mot din, jugement. Cela signifie que les frères de Joseph ont jugé en bonne et due forme ce dernier.

Lors de ce jugement, un véritable Beth din (tribunal) était réuni, auquel D.ieu Lui-même était associé ! (cf. Yalkout Chimoni chapitre 142, Pirké de rabbi Eliezer chapitre 38, cité par Rachi Genèse 37 ; 33).

En effet, après que Réouven les ai quittés, les frères de Joseph n’étaient plus que neuf. Pour être minian (dix), ils ont donc demandé à D.ieu de se joindre à eux.

Et c’est avec le juge suprême qu’ils ont décidé que quiconque dévoilerait la sentence à Joseph serait frappé d’anathème.

Plus encore, Isaac, auquel l’esprit divin s’était manifesté pour lui faire connaître les faits, n’osa pas révéler à son fils Yaakov ce qu’il savait pour en pas transgresser cette anathème (cf. Bérechit Rabba 84 ; 21).

Dans ces conditions, peut-on imaginer que l’on fasse participer D.ieu à une décision mue par des instincts exclusivement humains ?

En outre, les fils de Yaakov étaient des tsadikim (justes) d’un niveau incommensurable, qui n’avaient jamais fauté par ailleurs et qui mériteront que leurs noms soient inscrits, à l’époque du Temple, sur le pectoral (voir plus haut), comme commémoration perpétuelle devant D.ieu (Exode 28 ; 29).

On ne peut les imaginer s’unir, par concertation, dans le but de tuer leur frère ou finalement de le vendre.

Sans compter que ces justes n’ont éprouvé aucun remords au long des années qui ont suivi leur acte.

Lorsque Joseph, déjà dirigeant de l’Egypte, les obligea à amener Benjamin, ils n’éprouvèrent des regrets que dans la mesure où ils manquèrent de pitié devant les supplications de Joseph, au moment de sa vente, mais jamais pour l’acte en lui-même.

Le Sforno nous éclaire sur le sens véritable de ce jugement.

« I

ls complotèrent de le faire mourir » (Genèse 37 ; 18).

Le mot vayitnakelou, qui est traduit par « complotèrent » est interprété différemment par le Sforno.

La racine Na’hel signifie machination, action par ruse et ce mot est attribué à Joseph. (cf. Nombres 37 ; 18).

Colère impulsive ?

Les frères de Joseph ont cru que ce dernier venait vers eux par ruse et dans des intentions très négatives à leur égard : selon leur interprétation, en les critiquant, Joseph espérait les pousser à mal réagir, les faire fauter, ce qui les auraient disqualifiés auprès de leur père, qui les aurait maudits. D.ieu les aurait alors punis, et Joseph serait resté le seul et unique fils béni.

Par le choix de ce mot, la Thora nous fait comprendre que les frères ont vu en Joseph un no’hel, un conspirateur qui tentait de les éliminer de ce monde-ci, ou alors du monde futur, ou encore des deux mondes à la fois.

Or, dans ce cas, la Thora a fixé : « Celui qui vient vers toi dans l’intention de te tuer, tu dois le devancer et l’éliminer » (Talmud Sanhédrin 72a).

Le Sforno ajoute (Genèse 37 ; 18 et 37 ; 25) sur le verset : « Ils s’assirent pour prendre leur repas» (Genèse 37 ; 25).

Ils ne ressentaient aucun remords ni aucune mauvaise conscience qui leur aurait enlevé l’appétit. Ils étaient persuadés que Joseph était un rodef, un homme qui est à la poursuite d’une proie humaine dans l’intention de tuer.

Face à une telle situation, la hala’ha (loi juive) a fixé que celui qui a la possibilité d’éliminer ce rodef, a le devoir de le faire.

Le fait qu’ils aient mangé après les délibérations correspond à une autre loi fixée dans la Michna :

« Le jour où le Sanhédrin devait prononcer une sentence de mort, les membres participants se privaient de nourriture durant toutes les délibérations. »

C’est ce que nous explique Rabbi Eliahou Lopian, qui ajoute que les paroles du Sforno rejoignent parfaitement cette loi (Sanhédrin 40).

C’est donc après avoir prononcé la sentence contre Joseph en bonne et due forme, et après avoir réfléchi à tous les détails de la situation, que les frères se sont autorisés à prendre un repas.

Cela prouve donc qu’au moment de juger et de condamner, ils n’étaient pas dans un état de colère impulsive : ils ont agi en parfait accord avec la loi juive.

Une dernière chance

Et pourtant ! Les frères de Joseph se sont trompés. Leur acte sera considéré comme une faute, subtile certes, ne remettant pas en question leur intégrité morale, mais une faute qui demande réparation.

Trois éléments vont leur être reprochés principalement :

Une première faute va leur apparaître vingt-deux ans plus tard, c’est le manque de pitié et de compassion devant les supplications de Joseph. Car même s’ils étaient dans leur droit, et que le din (loi stricte) était de leur côté, ils auraient dû avoir la force de s’élever à un niveau supérieur, celui de lifnim Michourath hadin (au-delà de la loi stricte).

Car des hommes de leur stature auraient dû s’élever à ce niveau et donner une chance à Joseph par pitié et compassion.

Comment ont-ils pu prendre conscience de leur erreur ? C’est au moment où Joseph, en Egypte, exige la venue de Benjamin, et ne se laisse pas attendrir par leur suppliques.

«Et ils se dirent l’un à l’autre : ‘En vérité, nous sommes punis à cause de notre frère. Nous n’avons pas vu son désespoir lorsqu’il criait grâce, et nous sommes demeurés sourds. Voilà pourquoi le malheur nous est arrivé.’ Ruben leur répondit en ces termes : ‘Est-ce que je ne vous ai pas dit alors : ‘Ne vous rendez pas coupables envers cet enfant !’ Et vous ne m’écoutâtes point. Eh bien ! Voilà que son sang nous est redemandé.’» (Genèse 42 ; 21-22)

Le Sforno nous guide à nouveau pour mieux pénétrer ces versets : « Nous avons été cruels envers notre frère. Même si nous étions persuadés qu’il était un rodef, nous aurions dû avoir pitié au moment de ses supplications.

C’est pour cela que nous méritons que cet homme se montre cruel envers nous. »

Ruben répond :

« Je vous avais dit que Joseph n’avait pas les intentions que vous lui avez prêtées. Il agissait comme un enfant qui ne mesure pas la portée de ses actes. Ce n’est donc pas seulement la cruauté qui nous est reprochée, mais son sang, car vous avez versé le sang d’un innocent : vous ne l’avez pas seulement vendu ; il n’a certainement pas survécu à sa situation d’esclave. »

Leur seconde faute qui leur est gravement reprochée est de n’avoir pas bien mesuré ni suffisamment pris en compte la souffrance inouïe qu’allait provoquer leur décision chez leur père Yaakov.

S’ils avaient évalué cette donnée à sa juste mesure, ils auraient décidé d’agir différemment, malgré leur conviction absolue au sujet de leur frère Joseph.

La troisième erreur est la plus subtile. Car leur jugement à l’encontre de Joseph a été légèrement faussé par un très subtil sentiment de jalousie et de haine, et cela malgré leur grandeur inégalée.

Certes, l’attitude de Joseph laissait à penser que sa volonté était de leur nuire. Mais si ses frères étaient parvenus à chasser, du plus profond de leur âme, tout sentiment de jalousie et de haine à son égard, ils auraient réussi à discerner quelles étaient les intentions véritables de Joseph.

Mais penchons-nous un instant sur la réaction de Joseph.

Amour véritable

Apparemment, l’attitude de Joseph, devenu un grand personnage d’Egypte, à l’égard de ses frères, peut sembler cruelle et provenant d’un désir de vengeance.

Mais nos maîtres nous montrent qu’il n’en est rien. Au contraire !

Depuis le début de cette mésaventure, Joseph n’a aucun ressentiment pour ses frères.

Il ne leur en veut pas ; il ne les hait pas.

Il reste fidèle à son amour pour eux. C’est d’ailleurs cet amour qui le poussait à agir comme il le faisait. Possédant un grand sens de la responsabilité, il voulait les orienter dans le droit chemin, pour leur offrir le salut véritable, près de D.ieu.

Pour désigner Joseph et le bénir, Yaakov et Moïse ensuite, utilisent une formule très particulière : « Sur le front de l’élu de ses frères» (Genèse 49 ; 26 et Deutéronome 33 ; 16).

L’élu de ses frères est la traduction de Nezir e’hav. Le Talmud (Chabbath 139) donne un autre sens à cette expression. Nezir est compris dans le sens de nazir (ascète).

Car du jour où Joseph a été séparé de ses frères, Joseph n’a plus bu de vin, comme le fait le nazir.

La raison qui est citée pour expliquer cette privation n’est pas la séparation d’avec son père, mais celle d’avec ses frères !

On peut observer ici la grandeur d’âme toute particulière de Joseph. Après avoir été vendu, abandonné au pire des sorts par ses propres frères, Joseph souffre d’être séparé d’eux et n’éprouve aucune rancune.

Un texte du Midrach est encore plus édifiant : Pourquoi les descendants de Joseph seront ceux qui auront le dessus sur Essav à la fin des temps ? Comme l’exprime le prophète Ovadia : « La maison de Jacob sera un feu. La maison de Joseph une flamme. La maison d’Essav un amas de paille : ils le brûleront, ils le consumeront et rien ne survivra de la maison d’Essav. C’est l’Eternel qui le dit. » (Obadia 1 ; 18)

C’est que Joseph, malgré la haine de ses frères, leur rancœur à son égard, et le mal qui lui ont fait ne leur a rendu qu’amour et compassion au point d’éclater en sanglot devant leur peine.

Alors qu’Essav, malgré l’amour de Jacob et les bénédictions qu’il lui aadressé, a gardé une rancœur éternelle à son égard.

D.ieu dit : « Que vienne Joseph qui a extirpé la haine de son cœur pour détruire Essav qui l’a enfoui dans le plus profond de son cœur. » (Pessikta derav kahana chapitre 3)

Cependant, il a deux problèmes à régler :

Il doit préparer l’accomplissement de ses rêves, véritable prophétie. Pour cela, il fallait que ses frères se prosternent devant lui et reviennent ensuite accompagnés de leur père Yaakov, se prosternant à nouveau. Car telle était la volonté divine. (Na’hmanide)

Il a le devoir de les amener à reconnaître leur erreur pour qu’ils puissent la réparer par un repentir parfait. Et cela, il le fait par pure bonté pour ses frères. Mais ce repentir, il ne l’obtiendra que partiellement.

Cette prise de conscience qui ne sera jamais totale va avoir des conséquences pour toute l’éternité.

Une émotion débordante

Nos maîtres nous ont dévoilé dans les Midrachim que dix des plus grands tanaïm (auteurs de la Michna), parmi lesquels Rabbi Akiba et Rabbi Ichmael Cohen Gadol (Grand Prêtre), seront exécutés par les romains, subissant une mort affreuse. Cela pour réparer la faute des dix frères de Joseph (texte des Kinot, lamentations du 9 av).

Les Kabbalistes précisent le rapport exact entre ces tanaïms et chacun des dix frères de Joseph, dont ils étaient les guilgoulim.

Le Chem Michmouel comprend, grâce à cette vision des choses, le dénouement de notre paracha.

Devant les supplications de Yéhouda, Joseph ne parvient plus à garder son secret :

«Joseph ne put se contenir, malgré tous ceux qui l’entouraient. Il s’écria : ‘Faites sortir tout le monde d’ici !’ Et nul homme ne fut présent, lorsque Joseph se fit connaître à ses frères.» (Genèse 45 ; 1).

En lisant ce verset, il semblerait que Joseph voulait encore attendre pour se révéler : si son émotion le lui avait permis, il aurait laissé encore passer du temps.

Pourtant, chaque instant où il resté caché était une souffrance pour son père Yaakov. Joseph n’en avait-il pas conscience ?

Je suis Joseph

Bien au contraire, Joseph pensait sans cesse à son père et à sa souffrance.

Mais le repentir de ses frères, et leur salut (pour eux et pour tout le peuple juif), était primordial.

Et la prise de conscience des frères n’était pas encore suffisante. Ils n’avaient pas compris le point central de leur erreur et ne pouvaient donc pas réparer leur faute par un repentir total.

Mais Joseph ne peut plus se contenir et leur adresse une phrase :

«Je suis Joseph. Mon père vit-il encore ? (Genèse 45 ; 3)

Cette question paraît tout à fait superflue. En effet, Yéhouda vient de terminer son discours en exprimant sa seule et unique préoccupation : ne pas mettre en danger la vie de Yaakov.

Il est donc évident que Yaakov est en vie.

Nous avons besoin de nos maîtres pour saisir les intentions de Joseph.

Le Yalkout Chimoni (chapitre 152) interprété par le Beth Halévi (Vayigach) expliquent que Joseph a voulu leur faire saisir la contradiction flagrante de leur attitude présente, et celle qu’ils ont adoptée dans le passé.

En effet, ils cherchaient envers et contre tout à parvenir à faire libérer leur frère Benjamin (gardé par Joseph) pour ne pas porter atteinte à la santé de leur père.

Pourtant, lors de la vente de Joseph, cet élément n’a pas été pris en compte avec la même importance.

Et l’impact de la question de Joseph est décisif.

Malgré la joie immense que devrait ressentir les frères devant ce dénouement merveilleux (ils retrouvent leur frère Joseph et également leur frère Benjamin, qu’ils croyaient perdu, sans compter qu’ils pourront ramener de la nourriture à leur père et à leur famille qui était en danger de mort par famine), la remarque de Joseph leur fait ressentir une honte immense mais salvatrice.

Ils s’évanouissent et leur âme les quitte (Midrach ad hoc).

La prise de conscience sur ce point est donc totale.

Malheureusement, ils n’arriveront pas au point le plus profond de leur erreur : même leur vision et leur jugement sur Joseph étaient erronés, entraînés qu’ils étaient par un sentiment subtil de jalousie et de haine.

Cette incompréhension de leur propre attitude est l’origine de la terrible sentence des Assara harougueï mal’hout, les dix tanaïm sacrifiés (Chem Michmouël année 1914).

Pardonne de grâce !

Un texte très étonnant de Rabbénou Bahya sur la Paracha Vayé’hi sera peut être compris grâce à cette interprétation du Chem Michmouel.

Après la mort de Yaakov, la Thora raconte :

«Or, les frères de Joseph, considérant que leur père était mort, se dirent : ‘Si Joseph nous prenait en haine ! S’il allait nous rendre tout le mal que nous lui avons fait !’ Ils dirent à Joseph : ‘Ton père a ordonné avant sa mort : ‘Parlez ainsi à joseph : ‘Oh, pardonne de grâce l’offense de tes frères et leur faute, et le mal qu’ils t’ont fait !’

Maintenant donc, pardonne leurs torts aux serviteurs du D.ieu de ton père !’ Joseph pleura lorsqu’on lui parla ainsi. Puis ses frères vinrent eux-mêmes tomber à ses pieds, en disant : ‘Nous sommes prêts à devenir tes esclaves.’

Joseph leur répondit : ‘Soyez sans crainte car suis-je à la place de D.ieu ? Vous, vous aviez médité contre moi le mal : D.ieu l’a organisé pour le bien, afin qu’il arrivât ce qui arrive aujourd’hui, qu’un peuple nombreux fut sauvé’ » (Genèse 50 ; 15-20).

Rabbénou Bahya explique : Ses frères ont demandé à Joseph de leur pardonner mais il n’est pas précisé que ce dernier ait accepté.

Cette réaction de Joseph est tout à fait surprenante. En effet, nos maîtres nous ont appris que le repentir, dans le cas d’une faute envers son prochain, ne suffit pas pour effacer cette faute.

Le pardon de celui qui a été offensé est indispensable.

Il est écrit par la suite : « Et il (Joseph) les rassura et il parla à leur cœur» (Genèse 50 ; 21).

Mais il n’est pas explicitement dit qu’il leur a accordé son pardon. Les frères de Joseph ont donc quitté ce monde sans jouir de ce pardon.

C’est la raison pour laquelle ce châtiment est resté suspendu dans le ciel, en attente, et qu’il faudra qu’il retombe bien plus tard, au moment de l’exécution des dix tanaïm. (Rabbénou Bahya ad hoc).

Rabbénou Bahya interprète les mots des frères de Joseph comme faisant clairement allusion à cette terrible éventualité.

Pourquoi Joseph a-t-il refusé son pardon, lui qui n’avait gardé aucune rancœur ?

Joseph a senti que ses frères n’avaient pas compris le point central de leur erreur.

Son pardon n’aurait pas été utile, car la racine du mal n’aurait pas été découverte, empêchant un repentir parfait.

Accorder son pardon, dans ce cas précis, aurait été un piège, car ses frères auraient alors pensé que tout était réparé. L’esprit tranquille, ils auraient été incapables d’une remise en question profonde, aboutissant sur un vrai repentir et une réparation au niveau de la racine de la faute.

Ce n’est donc pas par cruauté que Joseph n’accorde pas son pardon, mais au contraire dans un esprit de bonté, pour que ses frères puissent être lavés de leur faute.

Malgré tous les efforts de Joseph, le repentir parfait n’a pas été atteint par ses frères. Et leur faute reste jusqu’à la fin des temps, comme le précise le Yalkout Chimoni (Proverbes chapitre 1).

Cette faute doit être réparée à chaque génération, et cela ne peut se faire que par Ahavat ‘Hinam, l’amour inconditionnel et gratuit que l’on doit porter à chacun de nos frères.

Cela peut se concevoir seulement par une élévation morale, qui implique une disparition de toute jalousie envers son prochain.

Quand le peuple juif sera parvenu à ce niveau et à cette conduite l’un envers l’autre, alors seulement nous pourrons espérer la délivrance finale.