Parachat Noa’h

Noé et Abraham Une différence d’approche

Par le Rav Eliahou Elkaïm

A priori, la Thora est sévère dans son jugement sur Noé, d’après certains de nos maîtres. Mais plus passionnante qu’une simple critique, les versets divins nous dévoilent une méthode comportementale…

«Ceci est l’histoire de Noé – Noé fut un homme juste (tsadik), irréprochable entre ses contemporains ; il se conduisit selon D.ieu. » (Genèse 6 ; 9).

Rachi commente le mot bedorotav(parmi ses contemporains) :

« Certains de nos maîtres comprennent ce mot dans le sens d’un compliment. Si Noé était un juste même parmi ses contemporains qui étaient tous des

rechaïm(méchants), il aurait certainement atteint un niveau beaucoup plus élevé dans une génération de justes »

D’autres parmi nos maîtres voient une connotation négative dans le terme bedorotav : c’est dans le cadre de sa génération que Noé était un tsadik. S’il avait vécu à l’époque d’Abraham, il n’aurait pas eu droit à la même considération. (lo haya né’hchav likloum

:

littéralement, il aurait été considéré comme rien) » (Rachi ad hoc).

Dans ce commentaire, Rachi reprend les paroles de nos maîtres dans le Talmud (Sanhédrin 108 a) et les Midrachim, et plus particulièrement celles citées dans le Midrach Tan’houma (chapitre 5, ad hoc).

La deuxième opinion citée par Rachi, qui est celle de Rabbi Yo’hanan dans le Talmud, suscite de nombreuses questions et semble à priori contredire une règle de nos maîtres dans le Talmud (Roch Hachana 25 b) :

« Jephta’h dans sa génération doit être considéré comme Samuel dans sa génération. »

Une ambiguïté salvatrice

Même si la Providence divine a placé comme dirigeant spirituel de sa génération un homme moins élevé moralement que ceux qui l’ont précédé, on doit pourtant le considérer avec autant de respect que ses illustres prédécesseurs.

Comment peut-on comprendre les mots de la Thora au sujet de Noé dans un sens péjoratif, alors que l’on parle du seul juste de sa génération ?

En outre, Rachi a choisi de rapporter, dans son commentaire, une version où il n’est pas question d’Abraham dans la première opinion. On ne parle que d’une génération de justes. Dans la deuxième opinion, on précise que la comparaison est faite avec Abraham. Pourquoi cette différence ?

Le Maharal (Gour Arié ad hoc) nous éclaire : pour lui, il ne s’agit pas dans ce passage de fixer le niveau spirituel de Noé. Etait-il un grand tsadik, comme le dit la première opinion ? Ou plutôt un homme juste mais n’ayant pas atteint un très haut niveau, comme le laisse entendre le deuxième avis ?

Selon les deux opinions, il est évident que Noé n’aurait pas atteint le niveau d’Avraham, même s’il avait vécu à son époque.

Toujours d’après les deux opinions apparemment opposées, s’il avait vécu entouré de tsadikim, il aurait atteint un niveau plus élevé que celui qui fut le sien, au milieu de rechaïm, ceci est une évidence.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces quelques lignes ne viennent pas établir un jugement sur Noé, mais seulement analyser les raisons qui ont permis à Noé d’être épargné du déluge.

Son sauvetage s’explique-t-il seulement par le fait qu’il se singularisait de ses contemporains, s’en distinguant par sa droiture ?

Ou bien a-t-il été épargné par son niveau potentiel ? En effet, s’il avait vécu à une époque meilleure, où les justes étaient nombreux, nous savons qu’il aurait atteint un niveau moral bien plus élevé. On peut donc considérer que Noé a atteint ce niveau en puissance, dans la mesure où il y était prédisposé et que pour sa part, rien ne l’empêchait d’aller plus loin.

Si la Thora est si ambiguë, c’est en réalité pour éclairer celui qui cherche véritablement à comprendre les voies divines.

Le prestige perdu

La deuxième interprétation du mot bedorotav, celle qui apparaît à la première lecture comme péjorative, ne vient pas rabaisser le niveau de Noé, au contraire !

Elle vient nous enseigner que le seul fait de s’être démarqué de ses contemporains fut une raison suffisante pour que Noé mérite la protection divine. Il n’était pas nécessaire de faire valoir un niveau en puissance.

En effet, même si comparé à Abraham, Noé perd son titre de tsadik, il mérite d’être épargné.

En revanche, d’après la première opinion, c’est le niveau en puissance de Noé et lui seul qui est la raison de son sauvetage.

Et aujourd’hui encore, peut-on se suffire, pour mériter la clémence divine, de ne pas être aussi médiocre que les autres ? Ou bien alors, faut-il tout de même dans le contexte où l’on se trouve, aller au maximum de ses possibilités, prouvant ainsi que, où que l’on soit, on relève le défi de l’excellence.

C’est bien cette différence de vue qui oppose les deux opinions dans le Midrach.

Rabbi Yaakov Kamenetzki (Emeth Leyaakov ad hoc) offre une interprétation différente. Pour lui, c’est bien le niveau moral de Noé qui est jugé.

Comme nous l’avons déjà vu, et cela fait l’unanimité, à toute autre époque que la sienne (celle de la génération perverse du déluge), Noé aurait atteint un niveau plus élevé.

C’est seulement comparé à Abraham, et au rôle que ce dernier a joué dans une génération entièrement idolâtre, que Noé perd de son prestige.

Car en fait, d’après la seconde interprétation, la Thora précise la différence fondamentale entre Noé et Abraham, qui ont pourtant agit dans un contexte assez similaire.

C’est d’ailleurs comme cela que l’on peut comprendre pourquoi Rachi a choisi la version spécifique dans le Midrach Tan’houma où il est question d’Abraham. Car ce dernier a lui aussi évolué dans une génération de rechaïm, comme ce fut le cas de la génération de Noé.

Et Abraham est parvenu à « sauver » sa génération, alors que Noé n’a réussi qu’à « sauver » sa propre vie.

Pourquoi ? Parce qu’Abraham a su trouver le moyen d’influencer positivement ses contemporains, ce qui ne fut pas le cas de Noé.

Il a pourtant essayé de le faire. Le Midrach (Béréchit Rabba 31- 3) rapporte les paroles adressées par Noé à sa génération :

« Vauriens, comment pouvez-vous ignorer Celui dont la voix peut briser des cèdres, et vous prosterner devant des arbres desséchés ? »

Niveau de sagesse

Au regard de cette phrase, Rabbi Yaakov Kamenetzki découvre que Noé n’a pas réussi à influencer ses contemporains parce qu’il n’a pas perçu les motifs véritables de cette vague d’idolâtrie. Des motifs que nos maîtres nous ont révélé, et dont l’analyse reste véridique pour toutes les époques, la notre comprise !

« Le peuple d’Israël a toujours été conscient de la futilité des idoles. S’il a traversé des moments de faiblesse à certaines époques, ce n’est pas par confiance véritable en leur pouvoir. Mais l’idolâtrie leur permettait de s’adonner en toute bonne conscience aux unions interdites et à la débauche. » (Talmud Sanhédrin 63 b)

Ce principe, Noé ne l’avait pas découvert. Les remontrances qu’il fit à sa génération ne pouvaient bien évidemment pas avoir d’effet, puisqu’elles n’attaquaient pas le problème réel. Noé s’attaquait à l’absurdité de l’idolâtrie en elle-même alors que cette pratique ne faisait que camoufler des faiblesses dans d’autres domaines.

Là se trouve la différence avec Abraham, qui lui, a compris la racine du mal.

Et il a élaboré une méthode pour parvenir à éloigner ses contemporains de l’idolâtrie.

Il comprit que les remontrances ne serviraient à rien et que le ‘hessed (la générosité et le don de soi) serait plus utile pour faire entendre Son message.

Un message positif qui pourra, lui, interpeller les esprits.

La Thora nous enseigne ici, comme le précise Rav Yaakov Kamenetzki, que ce qui disqualifie Noé face à Abraham, ce n’est pas son niveau de sagesse, mais son niveau moral.

S’il avait possédé les qualités morales de notre patriarche, Noé aurait compris cette vérité absolue que nous a dévoilé le Talmud, recherchant les vraies racines du mal, réussissant ainsi à sauver sa génération.

Le Sforno exprime, avec une légère nuance, la même idée (Sforno, Genèse 6-8) :

« Noé, même s’il a adressé des remontrances à ses contemporains pour leurs actes qui détruisaient les fondements de la société, ne leur a pas inculqué la connaissance de D.ieu ni Ses voies. Il était pourtant un juste intègre en Connaissances et en actes. »

L’extrême sévérité des mots de la Thora pour juger Noé (« Si Noé avait vécu à l’époque d’Abraham, lo

haya né’hchav

likloum» : littéralement, il aurait été considéré comme rien), doit nous interpeller.

La Thora vient nous exprimer ici une leçon capitale :

Par rapport à celui qui est un juste dans sa vie privée, parvenir à faire entendre le message divin et savoir briser les murailles d’incompréhension (en cernant les véritables motivations des autres) n’est pas seulement un niveau supplémentaire.

C’est la différence entre kloum(rien) et yiech(l’existence).

En comprenant toute l’étendue du message divin, l’homme parvient à diffuser cette vérité, trouvant les moyens pour ce faire.

La compréhension globale du message divin permet une nouvelle dimension de l’action de l’homme dans le monde.