Parachat Mikets, 7ème et 8ème jours de ‘Hanouka

Ressentir les souffrances de l’autre …

et jouir de sa délivrance

Rav Eliahou ELKAIM

L’attitude de Joseph nous révèle le secret de sa personnalité ; même après son avènement comme vice-roi d’Egypte, dans toutes les situations, il sait comment ressentir les souffrances et les besoins de l’autre.

Les dernières parachioth du livre de Béréchit décrivent les péripéties de Joseph et de ses frères. Une lecture attentive des textes permet de percevoir la main divine qui dirige d’en haut tout le déroulement des événements. Et cela même lorsque les hommes et leurs actes sont impliqués.

Tout en restant cachée, c’est cette main qui prépare l’accomplissement de la Parole, transmise à Avraham au moment de l’alliance dite « entre les morceaux », le brit ben habétarim, allliance entre D.ieu et le patriarche.

A cette occasion, D.ieu dit a Avraham : « Sache-le bien, ta postérité séjournera sur une terre étrangère, où elle sera asservie et opprimée durant quatre cent ans. Mais à son tour, la nation qu’ils servirons sera jugée par Moi, et alors il la quitteront avec de grandes richesses » (Genèse 15 ; 13-14).

Tout l’avenir du peuple juif dépend de la mise en marche de ce processus. Le Midrach illustre cela par une métaphore :

« Rabbi Béra’hia rapporte au nom de Rabbi Yéhouda Ben Simone : l’histoire de Joseph peut être comparée à celle d’un veau et de sa mère.

On essayait sans résultat d’emmener une vache vers les abattoirs. Pour y parvenir, et en dernier recours, on tira son enfant devant elle et elle le suivit sans résistance.

De la même façon, pour réaliser la parole divine, Yaakov aurait dû être déporté en Egypte, même s’il avait fallut pour cela l’enchaîner.

D.ieu dit : « Yaakov est mon fils aîné [comme l’exprime le verset : ‘Israël est le premier-né de mes fils’ (Nombres 4 ; 22) ] et Je vais le faire emmener de façon indigne ? Non ! Plutôt que de le faire emmener par Pharaon, Je vais diriger son fils Joseph en Egypte avant lui et il le suivra sans hésitation. » (Béréchit Rabba 86 ; 2)

C’est dans cette perspective que nous devons aborder le déroulement des événements, si douloureux au départ : à partir des relations tendues entre Joseph et ses frères, puis de ses rêves, sa vente aux Ismaélites, qui l’emmenèrent en Egypte, et jusqu’à son avènement à la tête de l’Egypte.

Le soleil, la lune et les onze étoiles

Joseph a parfaitement conscience de cet état de fait. C’est d’ailleurs le message qu’il adresse à ses frères, après s’être fait reconnaître par eux.

«Et maintenant, ne vous affligez point, ne soyez pas irrités contre vous-mêmes de m’avoir vendu pour ce pays. Car c’est pour le salut que le Seigneur m’y a envoyé avant vous.» (Genèse 45 ; 5).

Le rôle de Joseph, dans toute cette période, est prépondérant. Depuis son plus jeune âge, il est destiné au rôle de dirigeant. [Yéhouda, son frère aîné, le sera aussi, mais plus tard, et dans un autre contexte.]

En effet, les rêves de Joseph, où il voit les gerbes de ses frères s’incliner devant la sienne, puis le soleil, la lune et les onze étoiles se prosterner devant lui, étaient l’expression d’une véritable prophétie.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, d’après Na’hmanide, (Genèse 42 ; 9) Joseph n’a pas essayé de rassurer son père en lui donnant de ses nouvelles dès son arrivée en Egypte.

Pourtant, il était conscient de la souffrance inouïe que son père ressentait après sa disparition.

Pourquoi ce long silence ? C’est que Joseph savait justement qu’il avait le devoir de préparer l’accomplissement de la prophétie dévoilée dans ses rêves. Pour cela, il fallait attendre patiemment que ses frères viennent à lui, ignorant son identité, et se prosternent devant lui. Ce qui aura effectivement lieu par la suite.

Il savait qu’il devait également attendre que ses frères viennent une seconde fois, accompagné de leur père Yaakov, pour se prosterner à nouveau.

Pour mieux saisir toute l’ampleur des enseignements de cet épisode, il nous faut comprendre la personnalité de Joseph. Et nous allons la découvrir grâce à l’éclairage du Sabba de Kelm (Or Rachaz chapitre 159).

Pour ce faire, nous devons d’abord expliquer un concept fondamental, développé par tous les grands maîtres du Mousar(Ethique), celui de Nossé béol im ‘havéro, littéralement : Partager les difficultés de son prochain.

Se substituer à l’autre

Nous trouvons pour la première fois cette expression dans la Michna (Maximes des Pères 6 ; 6).

Elle est citée parmi les quarante-huit qualités requises pour acquérir la science sacrée de la Thora.

Mais la traduction littérale n’exprime pas suffisamment le sens véritable de cette vertu, et ce sont les maîtres du Moussar qui développent ce concept.

Pour eux, cette notion est une clé indispensable pour celui qui cherche l’élévation morale.

Le Sabba de Kelm explique que pour partager les difficultés de son prochain, il ne suffit pas d’être foncièrement bon.

Il faut parvenir à ce que l’intellect et les sentiments fassent vivre à la personne la souffrance de l’autre. Ainsi, à travers l’imagination, on se substitue à l’autre. Et c’est ainsi que l’on pourra véritablement partager sa souffrance et ses difficultés.

Là se trouve la vraie signification de Nossé béol im ‘havéro.

Si les maîtres du Moussar

accordent une telle importance à cette vertu, c’est qu’elle est l’expression d’une plénitude de l’âme. Nos maîtres nous ont dévoilé (Michna citée plus haut) que cette vertu permet à celui qui l’acquiert d’accéder à la connaissance.

Nous allons découvrir qu’elle est également le moyen d’attendre le niveau d’un dirigeant authentique dans le peuple juif.

Le Sabba de Kelm fait remarquer que dans toutes les péripéties des sa vie, Joseph incarne de façon inégalée cette qualité. Et c’est cette vertu, acquise par un travail personnel depuis son plus jeune âge, qui le prédestine au rôle de dirigeant.

Le Sabba cite le commentaire du Baal Hatourim sur notre paracha. Ce dernier remarque que le mot ouleyossef est utilisé deux fois dans la Thora.

Une première fois dans Miketz et une deuxième fois dans la paracha Vezoth Habera’ha.

«Or, il naquit à Yossef (

ouleyossef youlad

), avant qu’arrivât la période de disette, deux fils que lui donna Asenath, fille de pôti-féra, prêtre d’On» (Genèse 41 ; 50).

«Sur Joseph, il parla ainsi (ouleyossef amar) : Bénie par le Seigneur est sa terre ! Elle possède les dons du Ciel, la rosée, comme ceux de l’abîme aux couches souterraines » (Deutéronome 33 ; 13).

Le Baal Hatourim explique que si cette expression (ouleyossef) ne figure qu’à ces deux endroits, c’est pour que nous établissions le rapport entre ces deux versets : l’un est la conséquence de l’autre.

« Celui qui s’identifie aux souffrances de ses frères méritera de jouir de leur consolation » (Talmud Taanit 11a) [Baal Hatourim Genèse 41 ; 50]

Cette phrase très concise demande à être développée. Et c’est grâce aux interprétations de Rachi sur ces deux versets, que nous allons comprendre l’intention du Baal Hatourim.

Bénie est sa terre

Sur les mots : « il naquit à Yossef, avant qu’arriva la période de disette », Rachi rapporte le Talmud (Taanit 11a), qui déduit que durant toute la période de famine, Joseph, qui lui ne souffrait pas personnellement de la faim, s’est abstenu d’entretenir des relations avec sa femme.

Il décida d’agir de la sorte justement pour pouvoir ressentir lui aussi, et dans une certaine mesure, la souffrance des autres.

C’est ce que la Thora exprime, par allusion, quand elle précise que ses enfants sont nés avant la disette, et c’est cette façon d’agir qu’elle conseille à tous les Juifs, de suivre dans les périodes de famine.

Sur les mots : « Sur Joseph, il parla ainsi : Bénie par le Seigneur est sa terre ! », Rachi précise : De tous les territoires des autres tribus, il n’y avait pas d’endroit qui soit comblé de toute l’abondance comme le territoire de Joseph.

Le Baal Hatourim établit un rapport clair : Joseph, par une décision personnelle, s’est privé de tous les plaisirs pendant la période de la disette. Pourtant, il était à la tête de l’Egypte, et il aurait pu profiter, sans aucun soucis, de toutes les jouissances de la vie.

C’est cette vertu qu’il a développée, et la capacité qu’il avait de participer aux souffrances de l’autre, qui lui a fait mériter par la suite de jouir du territoire le plus fertile de tout Israël.

Le Sabba de Kelm ajoute que dès le début de sa vie, Joseph avait ce sens profond de la responsabilité collective et du souci du bien-être de chacun.

On dit de Yaakov qu’il a « attendu l’événement » (Genèse 37 ; 11), quand il eut écho des rêves de Joseph.

Pourquoi Yaakov a-t-il pris au sérieux des rêves qui paraissent tout à fait fantaisistes ?

Yaakov avait compris que les critiques de Joseph sur ses frères n’étaient que l’expression de son souci inconditionnel pour leur bien-être non seulement matériel, mais aussi moral.

Joseph, qui pensait que ses frères agissaient mal, était prêt à tout pour les ramener dans le droit chemin, même au prix de leur ressentiment à son égard. Les critiques de Joseph trouvaient leur origine dans les intentions les plus pures, les intentions de celui qui ressent intensément la vie de l’autre.

La souffrance du frère

Pourtant, la Thora emploie un terme légèrement péjoratif pour désigner Joseph au moment de cet épisode. Il est écrit : Véhou Naar, c’est-à-dire, qu’il se conduisait comme un jeune.

Cela signifie seulement que malgré son niveau de connaissance et de morale inégalé, il lui manquait la maturité que procure l’expérience de la vie.

Malgré ses intentions pures, une réflexion plus mûre l’aurait amené à agirdifféremment pour atteindre son but. (cf Sforno Genèse 37 ; 2).

Yaakov avait compris que les qualités de Joseph le prédisposaient au rôle de roi. Car diriger un peuple, au sens où l’entend la Thora, demande que le concept de Nossé beol soit parfaitement compris et intégré.

Cela doit être la vertu de base de tout dirigeant.

Et Joseph va prouver, par la suite, de façon éclatante qu’il avait véritablement intériorisé cette notion, et cela aux périodes d’abondance comme à celles de famine.

Dans toutes les situations, il se soucie du bien-être de ses frères comme de celui de toute l’humanité.

On peut le constater encore au moment de sa jeunesse :

«Passant son enfance avec les fils de Bilha et ceux de Zilpa, épouses de son père» (Genèse 37 ; 2).

Rachi explique ces mots comme signifiant que Joseph voyait que ses frères considéraient avec dédain les enfants des servantes Bilha et Zilpa. Devant ce mépris, et comprenant la souffrance de ses demi-frères, Joseph se rapprocha d’eux et les soutint, lui qui était le préféré de son père.

Le Sabba de Kelm conclue son raisonnement en expliquant que si Yaakov, Moïse et David furent tous des bergers, ce n’est pas par hasard.

Ces grands hommes, prédestinés à être les dirigeants d’Israël, ont cherché ainsi un véritable apprentissage de la mida de nossé béol im ‘havéro.

Si des hommes de leur stature se sont abaissés à être de simples bergers, ce n’est encore pas par hasard : s’éduquer à être attentif aux besoins les plus élémentaires des animaux va les préparer au véritable « nossé béol» à l’égard de leurs frères humains.

Le troupeau de D.ieu

Le Midrach explique cette idée de façon très explicite :

« L’Eternel examine le juste» (Psaumes 11 ; 5). Dans quel contexte D.ieu éprouve-t-il le futur roi David ?

Justement dans le pâturage, avec le troupeau. D.ieu a examiné David, et il s’est avéré être un bon berger. Comment ?

Il faisait paître d’abord les plus jeunes bêtes, qui avaient ainsi l’herbe tendre. Venait ensuite le tour des bêtes les plus âgées, qui broutaient l’herbe normale. Enfin, les bêtes les plus fortes pouvaient se nourrir de l’herbe dure.

D.ieu dit : « Celui qui sait faire paître le troupeau, chacun selon ses forces, qu’il vienne être le berger de mon peuple. »

Moïse a lui aussi été examiné par D.ieu dans le pâturage.

Nos maîtres racontent : alors que Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro dans le désert, une petite brebis s’échappa. Moïse la poursuivit et la vit s’arrêter à une flaque d’eau pour y boire.

Lorsque Moïse la rattrapa, il lui dit : « J’ignorais que tu avais couru parce que tu avais soif. A présent, tu dois certainement être fatiguée. » Et Moïse prit la brebis sur l’épaule pour la ramener parmi le troupeau.

D.ieu dit : « Si tu as pitié lorsque tu dirige des animaux, c’est toi qui mérite d’être le berger de Mon troupeau, celui d’Israël. » (Chemot Rabba 2 ; 2)

Un dernier texte du Midrach couronne les paroles du Sabba de Kelm.

« Que la bénédiction soit sur celui qui nourrit les autres : il s’agit de Joseph le tsadik qui a nourri l’humanité toute entière pendant les années de disette, et c’est lui qui s’est conduit comme un berger qui dirige son troupeau vers les meilleurs pâturages.

David exprime cette idée dans les Psaumes :

«Pasteur d’Israël, prête l’oreille, Toi qui mène Joseph comme un troupeau» (80 ; 2).

Le Midrach explique différemment ce verset :

Lorsqu’il y eut la famine à l’époque de David, ce dernier supplia D.ieu : ‘Maître de ce monde, dirige ton troupeau comme Joseph qui s’est soucié de toute l’humanité et l’a nourrie pendant la période de disette.’ » (Yalkout Chimoni chapitre 42).

D.ieu est sollicité pour être comme Joseph ! Quel niveau extraordinaire a dû atteindre Joseph comme berger !

Ces enseignements nous concernent directement. Aujourd’hui, dans un monde qui s’est fixé comme objectif la poursuite du confort et des facilités matérielles, l’égoïsme se développe à une ampleur effrayante.

La thora, dans la paracha de cette semaine, nous dévoile la véritable clé de l’élévation morale.

Le concept de

Nossé béol im ‘havéro

, et tout ce qu’il implique, nous permet de lutter activement contre notre propre égoïsme, et de trouver les chemins pour ressentir les souffrances et les besoins de l’autre.