Fête de Pessa’h

Être libéré ? Pourquoi ?

Rav Eliahou Elkaïm

Le texte qui suit a été écrit par mon père Rav Raphaël Yehouda (Léon) Elkaïm ztl, sous le titre « Pessa’h et la pédagogie », et a été publié dans « Le journal de Tanger » en Mars 1964. Il reste toujours aussi actuel, et c’est à sa mémoire bénie que nous le citons in extenso, avec un complément concernant la réponse adressée au Racha (méchant). Car les réponses conseillées par la Thora sont en réalité des enseignements également pour les parents…

« Mais aussi garde-toi, et évite avec soin, pour ton salut, d’oublier les événements dont tes yeux furent témoins, de les laisser échapper de ta pensée, à aucun moment de ton existence. Fais-les connaître à tes enfants et aux enfants de tes enfants. N’oublies pas ce jour où tu parus en présence de l’Eternel, ton D.ieu, au ‘Horeb, lorsque l’Eternel m’eût dit : « Convoque ce peuple de ma part, je veux leur faire entendre mes paroles, afin qu’ils apprennent à me révérer tant qu’il vivront sur la terre, et qu’ils l’enseignent à leurs enfants.» (Deutéronome 4 ; 10, 11).

Ces verset fondent le devoir de tout Juif de veiller à garder pour lui-même l’héritage spirituel reçu de ses parents et de le transmettre à son tour à ses enfants et petits-enfants.

Le père n’est plus ici tenu simplement d’assurer la vie matérielle de ses enfants, de préparer leur avenir. Il doit inscrire cet avenir dans un cadre bien défini. La vie de l’enfant doit s’insérer dans la Tradition ancestrale, et le père est le mieux placé pour donner cette orientation. Le père doit donc être pour son fils un professeur. La pédagogie devient une attribution que le père ne peut reléguer sans se renier.

La cérémonie de la célébration de Pessa’h est l’une des institutions rabbiniques qui illustre avec le plus de détails cette préoccupation du père juif d’ouvrir le dialogue avec son fils pour l’initier aux principes de base de sa foi.

La table du Séder, l’attitude du Chef de famille, différente ce soir-là de ce qu’elle est les autres soirs, tout est en place et vise à éveiller la curiosité de l’enfant qui doit questionner : « Manichtana ? »

En quoi cette soirée-ci se distingue-t-elle de toutes les autres ?

Pourquoi, alors que tous les autres soirs, nous mangeons du pain levé ou du pain non-levé, cette soirée-ci nous consommons exclusivement du pain non-levé ?

Pourquoi toutes les autres soirées mangeons-nous des herbes de toutes sortes, cette soirée-ci des herbes amères ?

Les techniques modernes dites audiovisuelles sont pour nous aussi anciennes que l’institution de la cérémonie du Séder !

C’est que Pessa’h est le point de départ de l’histoire juive.

C’est avec Pessa’h que commence le culte du Juif et sa foi. Et ce culte et cette foi doivent être enseignés dans les meilleures conditions.

Le seul décor, la solennité de la cérémonie ne suffisent plus. Le père devra trouver le langage propre à chaque enfant et le lui parler.

«Donne à l’enfant une éducation selon ses dispositions. Même avancé en âge, il ne s’en écartera pas. » (Proverbes chap 22 ; v. 6).

C’est pourquoi la Hagada rapporte le passage des quatre enfants. La Thora parle en effet de quatre enfants : d’un sage, d’un méchant, d’un simple (naïf) et d’un enfant ne sachant pas questionner.

Et la Hagada poursuit : le sage, que dit-il ?

« Qu’est-ce que ces statuts, ces lois, ces règlements que l’Eternel notre D.ieu vous a imposés ? »

Et tu répondras selon sa sagesse.

La Hagada nous enseigne ici jusqu’où va le devoir du pédagogue, du père juif. Il ne lui suffit plus de connaître les textes, le contenu de sa foi, ses traditions, encore faut-il trouver la formulation qui convient à chaque questionneur.

Il y a l’enfant sage, l’intellectuel avide de rigueur, de science. Il conviendra de lui répondre de façon détaillée, savamment.

Puis vient le méchant pour qui le joug de la pratique des commandements est trop lourd à porter. Il préfère la facilité, l’abandon. Ici aussi la réponse est en rapport avec son arrogance :

«Et toi aussi, agace-lui les dents. »

L’enfant peut être un naïf, sensible seulement au décor, il ne sait formuler sa question et demande simplement : Qu’est-ce que cela ?

A lui aussi, dit la Hagada, tu répondras selon sa naïveté.

Enfin, celui qui ne sait pas questionner. Pour celui-là, tu prendras toi-même l’initiative, tu lui raconteras.

C’est seulement lorsqu’il est capable de parler avec son enfant le langage qui lui convient pour lui inculquer les fondements de sa foi, que le Juif assume pleinement sa fonction de père.

Avec la cérémonie du Séder, le dialogue ne fait que s’ouvrir.

Il appartient aux parents juifs d’alimenter ce dialogue l’année durant.

Il leur faudra répondre aux mille et un « manichtana » de leurs enfants. Mais ceci suppose l’existence de l’école des parents !

L. Elkaïm, directeur du centre de formation juive et pédagogique.

Nos maîtres (Rachi Exode 13 ; 14 ; Me’hilta fin de la parachat Bô) identifient les quatre passages de la Thora où l’on trouve les questions posées par les enfants comme se référant à quatre interlocuteurs différents : le sage, le racha (méchant), le naïf et celui qui ne sait pas questionner.

L’auteur (inconnu) de la Hagada, ajoute un nouvel élément : ces dialogues ont lieu à la table du Séder. Et c’est autour de cette table que l’enseignement paternel sera le plus marquant.

Toujours d’après l’auteur de la Hagada, le fils racha (méchant), est également présent à cette table et participe aux débats.

Le texte que nous avons cité plus haut met en relief l’approche pédagogique qui apparaît à travers les consignes de la Thora pour tous les genres d’enfants.

Nous allons, pour notre part, tenter de développer la méthode d’éducation conseillée pour le racha.

Le passage de la Thora concernant le racha se trouve dans l’Exode (12 ; 26, 27). « Alors, quand vos enfants vous diront : ‘Que signifie pour vous ce rite ?’, vous répondrez : ‘C’est le sacrifice de la Pâque en l’honneur de l’Eternel, qui épargna les demeures des Juifs en Egypte, alors qu’il frappa les Egyptiens et voulu préserver nos familles

’. »

Chose étonnante, la réponse de la Thora au racha ne figure pas dans la Hagada, ni dans les textes de nos Maîtres.

On adresse au racha la réponse utilisée pour l’enfant qui ne sait pas questionner. Nos maîtres expliquent que cette réponse possède un double sens : l’un pour celui qui ne sait pas questionner, l’autre pour le racha.

«Tu donneras alors cette explication à ton fils : ‘C’est dans ce but que l’Eternel a agit en ma faveur quand je sortis d’Egypte.’ » (Exode 18 ; 8).

La Hagada, en s’adressant de cette façon au racha, lui fait remarquer que la Thora utilise la forme « en ma faveur », ce qui l’exclut de la communauté.

« Li velô lo » : en ma faveur et non en sa faveur, car s’il avait été présent au moment de la délivrance, il n’aurait pas pu jouir du sort de la communauté, et il serait resté en Egypte.

Cette réponse, pour le moins brutale, doit lui agacer les dents.

Mais cette réponse soulève deux questions…

D’abord, pourquoi ne pas lui répondre par le verset de la Thora qui le concerne explicitement.

Ensuite, dans la mesure où de toutes façons, on lui refuse le dialogue, il suffirait de ne pas lui répondre, en s’inspirant de la règle générale : « Ne réplique pas au sot dans le sens de son ineptie, car toi aussi, tu serais comme lui » (Proverbes 26 ; 4).

L’auteur du « Chem miChmouel », vient nous éclairer, et grâce à lui, nous allons découvrir que cette attaque n’est pas destinée à le repousser, mais qu’elle cache en réalité une vraie tentative de sauvetage…

Réaction sans diplomatie ?

Ce n’est pas sans raison que l’auteur de la Hagada situe le dialogue avec le racha à la table du Séder. Car c’est seulement l’atmosphère unique et intense de cette soirée, destinée depuis toujours à la délivrance des corps et des esprits, qui permet d’engager une tentative de sauvetage.

Et l’on peut sauver et ouvrir les yeux à tous, même à celui qui est déjà proche de l’hérésie, appelé dans la Hagada « kofer baykar », celui qui a renié les fondements de notre foi.

Pour ce faire, il faut utiliser une méthode de choc et un dialogue ouvert ne peut pas encore être engagé. Il faut lui agacer les dents en lui disant la vérité le plus crûment possible.

C’est seulement ensuite que l’on pourra, si son cœur s’ouvre, lui transmettre la réponse de la Thora que nous avons citée plus haut.

Ce n’est donc pas par hasard si la Hagada a choisi comme réponse au racha le texte utilisé pour celui qui ne sait pas questionner. Le texte utilisé par la Thora ne pouvant servir que plus tard.

L’approche pédagogique est claire : le dialogue ne peut s’ouvrir que lorsque les éléments fondamentaux sont acquis. Face à celui qui remet en question les fondements de notre foi, nous devons avoir une réaction dénuée de diplomatie, afin de provoquer en lui un choc, qui ouvrira son cœur.

Mais au-delà de l’action éducative, nos maîtres décèlent dans les mots adressés au racha, un sens profond, qui touche un point fondamental du concept de Pessa’h.

Une nouvelle approche du monde

C’est le commentaire de Rachi sur ce verset qui va nous éclairer sur ce sens caché.

«Alors, quand vos enfants vous diront : ‘Que signifie pour vous ce rite ?’» (Exode 12 ; 26).

La Thora utilise le mot « diront », le préférant à « demanderont », employé pour les autres fils. C’est que dans cette phrase, le racha ne pose pas véritablement une question. Au contraire, il affirme une idée bien arrêtée.

Pour lui, la délivrance est un événement unique dans l’histoire et il est naturel de le commémorer.

Ce qui le dérange, c’est la complexité de ce rite, car une simple commémoration ne nécessite pas tant de petits détails, mille et une règles et interdictions difficiles à réaliser. Sans compter la ferveur qu’il faut y mettre…

Pour lui, tout cela n’a pas de sens.

On lui répond par cette phrase : « C’est dans ce but que l’Eternel a agit en ma faveur quand je sortis d’Egypte».

Mais de quel but parle-t-on ?

Rachi explique les mots « baavour zé » (« c’est dans ce but ») de la manière suivante : « Pour que je puisse accomplir Ses commandements, notamment celui concernant l’agneau Pascal, la Matsa et les herbes amères, l’Eternel a agit en ma faveur quand je sortis d’Egypte. »

Par ces quelques mots, avec sa concision habituelle, Rachi vient nous éclairer sur une nouvelle approche du monde que nous livre la Thora.

Les mitsvoth liées au Séder ne sont pas la conséquence de la libération d’Egypte.

Et ce n’est pas parce que nous avons été libérés d’Egypte que nous faisons le Séder.

Au contraire, c’est pour permettre au peuple d’Israël d’accomplir ces rites et ces lois dans toute leur complexité que D.ieu nous a délivré.

Car la complexité de ces lois, leur relative difficulté d’exécution viennent justement marquer notre effacement total devant la volonté divine.

Fondamentalement, le racha n’a pas compris l’innovation et la perspective tout à fait nouvelle de la délivrance (géoula) et le sens de l’Histoire.

Le racha ne perçoit dans cet événement qu’un geste divin qui libère le peuple d’Israël de ses oppresseurs. Un acte historique comme tant d’autres dont l’interprétation peut être décidée par l’homme, et qui pourrait être commémorée par une banale cérémonie.

C’est pour cette raison qu’il n’aurait pas mérité d’être délivré s’il avait été présent au moment de la sortie d’Egypte.

Car la délivrance n’avait pour but que de créer une nouvelle nation, capable de se plier de façon totale devant les ordres divins.

L’accomplissement des mitsvoth exige un effacement total, et toutes les raisons et explications que donne la Thora elle-même viennent simplement nous aider dans notre action.

S’effacer devant D.ieu est le seul but du processus de la délivrance.

Durant le Séder, commémoration de la délivrance, le foisonnement de détails, complexes à réaliser et peu compréhensibles pour un esprit obtu, nous permet d’atteindre l’unique objectif de cette délivrance : « Afin que je puisse accomplir Ses commandements ».

Si le Racha saisit l’ampleur de son erreur, la porte lui est alors ouverte, et il peut à nouveau s’intégrer dans le peuple d’Israël.