Chabbath Parachat Devarim - ‘Hazon

Écoutez et votre âme renaîtra

par le Rav Eliahou Elkaïm

On pense bien souvent que faire des reproches est plus facile que d’en entendre. Mais si l’on suit les prescriptions de la Thora à ce sujet, il est parfois plus simple d’écouter quelques critiques !

Le livre de Devarim commence par une allusion. Car c’est par allusion que la Thora fait mention des reproches adressés par Moïse avant sa mort à toute la communauté d’Israël réunie.

Le Targoum Onquelos et le Sifri repris par Rachi, interprètent le premier verset, qui fait allusion aux fautes commises par Israël pendant le périple dans le désert.

« Ce sont les paroles que Moïse adressa à tout Israël en deçà du Jourdain, dans le désert, dans la plaine en face de Souf, entre Paran et Tofel, Laban, Hacéroth et Di-Zahav » (Deutéronome 1 ; 1).

Onquelos traduit : « Moïse les a réprimandés, parce qu’ils avaient pêché dans le désert et parce qu’ils avaient attiré la colère divine dans la vallée de Moab et face à la mer des Joncs (Souf), parce qu’ils avaient murmuré contre D.ieu à Paran, et parlé en termes désapprobateurs (Tofel) de la manne (Laban), émis à Hacéroth des critiques à propos de la viande, et érigé auparavant le veau d’or Di-Zahav. »

On le voit, ce sont toutes les fautes commises par la communauté d’Israël dans le désert qui sont énumérées ici par Moïse.

Par allusion

A ce sujet, Rachi fait plusieurs remarques :

« Comme ce sont des paroles de reproches et que l’on énumère ici tous les lieux où Israël a irrité D.ieu, on a masqué les faits, en les rappelant seulement par une allusion, et cela par égard pour Israël. » (Rachi ad hoc).

Le Maharal (Gour Arié) et d’autres, précisent que cette mesure « d’indulgence », ne relève pas d’une règle générale. Pour preuve, Moïse, par la suite, décrira de façon explicite les fautes commises par Israël, qu’il s’agisse de la faute du veau d’or (Deutéronome 9 ; 12-21) ou de celle des méraglim, les explorateurs. (Deutéronome 1 ; 22-39).

C’est seulement lorsqu’il fait la liste exhaustive des fautes, que Moïse choisit un langage allusif.

On pourrait aussi expliquer cette délicatesse de la part de Moïse, dit le Maharal, par le fait que ce soit l’introduction du livre de Devarim. Et il aurait été un manque d’égard pour Israël de citer explicitement à cet endroit les erreurs commises dans le désert.

Plus loin, Rachi met l’accent sur un deuxième élément qu’il remarque grâce à l’un des versets suivants :

« C’était la quarantième année, le onzième mois, le premier du mois, Moïse parla aux enfants d’Israël, en se conformant entièrement aux ordres du Seigneur à leur sujet » (Deutéronome 1 ; 3).

« Ceci vient nous préciser, explique Rachi, que Moïse a attendu les jours précédant sa mort pour les réprimander. Il a suivi en cela la conduite de Jacob, qui n’a adressé de reproches à ses enfants que sur son lit de mort. Il a dit à Ruben : ‘Sais-tu pourquoi je ne t’ai pas adressé de reproches tout au long de ces années ? C’est par crainte que tu ne me quittes et que tu n’ailles te lier avec ton frère Essav.

Il y a d’ailleurs quatre raisons pour lesquelles il est conseillé de ne réprimander l’autre que lorsqu’on est au seuil de la mort :

1) Pour ne pas devoir répéter ces reproches à maintes occasions.

2) Pour ne pas que la personne qui reçoit les reproches éprouve de la honte chaque fois qu’elle rencontre celui qui l’a sermonnée.

3) Pour éviter que des sentiments de haine ne s’éveillent à l’égard de celui qui a adressé les reproches.

4) Pour ne pas créer une réaction de rejet : au lieu d’accepter et de mettre à profit les reproches reçus, une personne peut se justifier et accuser celui qui la sermonne. Et dans ce cas, une dispute, que l’on ne contrôlera plus, peut s’en suivre.

C’est la raison pour laquelle Josué, le prophète Samuel, et enfin David, lorsqu’il s’est adressé à Salomon pour lui donner ses consignes, ont attendu les jours précédant leur mort. » (Rachi ad hoc).

Ce texte du Sifri, cité par Rachi soulève plusieurs questions.

La première est de savoir quel motif, parmi les quatre cités, aurait pu inciter Ruben à quitter la maison paternelle pour se lier à Essav, dans le cas où Jacob lui aurait fait des reproches au cours des années ?

Le Maharal voit dans le premier motif le danger le plus grave : se sentir sans cesse susceptible de recevoir des reproches, maintes fois répétés, est une situation insupportable. Et même un être de la stature de Ruben n’aurait pu le supporter, ce qui aurait pu entraîner qu’il s’éloigne de Jacob.

L’auteur du Peniné Daat, considère le deuxième motif comme le plus dangereux : la sensation de honte entraîne un éloignement, l’être humain ayant tendance à fuir toute situation où il éprouve de la honte.

Le danger que comporte le premier motif, celui de la répétition des reproches, se trouve dans le domaine du résultat : des remontrances répétées perdent leur intensité et n’ont plus d’influence.

Seuls des reproches adressés dans un contexte adéquat (comme par exemple un moment dramatique comme les derniers instants de la vie), et une seule et unique fois, peuvent éveiller les âmes.

En privé

Ce texte du Sifri paraît étonnant et semble contredire l’une des mitsvoth les plus fondamentales de la Thora.

« Reprends ton prochain, et tu n’assumeras pas de pêché par sa faute » (Lévitique 19 ; 17).

Maïmonide fixe les normes de cette Mitsva :

« Celui qui voit son prochain fauter ou adopter une mauvaise conduite, a le devoir de le ramener dans le bon chemin, et de lui faire savoir qu’il nuit à sa propre personne par ses actes négatifs, comme il est écrit : ‘Reprends ton prochain’.

Que ce soit pour une mauvaise conduite à son égard, ou envers D.ieu, celui qui fait des remontrances doit le faire en privé et de façon calme et conciliante.

Il faut alors expliquer que c’est seulement pour son bien qu’on lui adresse des reproches, afin qu’il jouisse du monde futur.

Si le fauteur accepte la critique, cela suffit.

Si ce n’est pas le cas, il faut les lui répéter une deuxième puis une troisième fois, et continuer ainsi jusqu’au moment où le fauteur refuse la critique au point de frapper celui qui l’émet, et dise : « Je ne veux plus t’entendre ». (Yad ha’hazaka Hil’hot Déoth 6 ; 7).

En outre, les prophètes, et leurs messages divins, qui sont souvent des reproches acerbes adressés à la communauté d’Israêl, viennent aussi contredire le Sifri.

Le fait que les prophètes détiennent un message divin ne peut être la raison pour laquelle ils pouvaient faire des reproches, car Moïse aussi agissait sous l’impulsion de D.ieu :

« (…) Moïse parla aux enfants d’Israël, en se conformant entièrement aux ordres du Seigneur à leur sujet » (Deutéronome 1 ; 3).

Comment comprendre cette opposition ?

La fille de Sion

Plus encore, le Talmud (Chabbath 119 b), interprète les mots des lamentations (1 ; 6) :

« La fille de Sion a vu partir toute sa splendeur ; ses princes, tels des cerfs qui ne trouvent pas de pâturage, s’avancent à bout de force devant qui les pourchasse. »

Jérusalem n’a été détruite que parce qu’il n’y avait plus de to’ha’ha (remontrance), comme il est écrit : « ses princes étaient comme des cerfs qui ne trouvent pas de pâturage ». Car les cerfs se réunissent, la tête de l’un collée à la queue du suivant. Ainsi les enfants d’Israël de la génération de la destruction du Temple (‘Horban) se sont penchés vers le sol au lieu de se reprendre l’un l’autre. »

On le voit la Thora est très exigeante en ce qui concerne la mitsva de to’ha’ha.

Chaque personne a le devoir de reprendre son prochain.

Mais alors, comment concilier cette obligation avec la règle du Sifri, qui recommande de ne le faire qu’au seuil de sa mort ?

Le Maharal (Gour Arié ad hoc), résume sa réponse en quelques mots :

Il y a une différence fondamentale entre celui qui fait un reproche parce qu’il est le témoin d’une mauvaise conduite et celui qui réprimande l’autre pour une faute qui a été commise dans le passé, et pour qui une réprimande éviterait une récidive.

La règle du Sifri concerne seulement le deuxième cas (pour une action passée)

Mais si l’on assiste à une mauvaise conduite, on est en devoir d’empêcher à tout prix l’autre de fauter.

Eveiller les esprits

La to’ha’ha de Moïse fait partie de la deuxième catégorie, et il s’agit surtout d’éveiller les esprits sur les causes profondes de la faute.

Rabbi Aharon Kotler (Michnat Rabbi Aharon volume 2 page 86), remarque à ce sujet :

Moïse s’est surtout étendu sur la faute des méraglim, alors qu’à cette période, les seuls témoins encore vivants de cet épisode étaient Josué et Caleb (qui n’ont pas participé à la faute), ainsi que ceux qui n’ont pas été touchés par le châtiment divin (à savoir : les femmes, les hommes âgés de moins de vingt ans au moment de la faute et la tribu de Lévy).

Ceux qui écoutent Moïse ont donc assisté à une réalisation éclatante de la sentence divine :

D’après nos maîtres, durant les quarante années dans le désert, chaque veille de 9 Av, Moïse annonçait à tout le camp que tous ceux qui étaient concernés par la sentence divine devaient se creuser une tombe et y passer la nuit. Au matin, plus de quinze mille personnes étaient mortes.

Et cela s’est répété tout au long des quarante années. D’après une autre opinion (Talmud de Jérusalem), c’est le jour anniversaire de leur soixante ans, que chacun des membres de cette génération mourrait. Après avoir vu, de façon aussi frappante la sentence de D.ieu, quel était le besoin de revenir à nouveau sur ces faits ?

Il est évident que Moïse ne cherchait pas simplement à rappeler la faute commise, mais éveiller les esprits sur les raisons profondes de cette faute.

Ainsi, il a mis en pratique deux principes fondamentaux.

1- Le principe énoncé par le Ram’hal (Introduction du Sentier de rectitude), qui veut que les vérités les plus connues et admises par tous, puissent parfois, du fait même de leur évidence, perdre de leur intensité.

2- Exiger de chacun un rappel constant des faiblesses humaines est le principe de base des maîtres du Moussar (Ethique)

Le Sifri limite donc le reproche à un moment très particulier seulement dans le cas d’une prise de conscience d’ordre général.

Traitement d’urgence

Dévoiler les faiblesses de l’autre pour lui ouvrir les yeux sur ses erreurs passées, et si ce n’est pas pour empêcher une faute qui est en train de se faire, cela est possible mais en prenant le moins de risques possibles.

Lorsqu’il s’agit d’une faute qui est en train d’avoir lieu la règle de Maïmonide est claire : On a le devoir de reprendre son prochain, même au prix d’un rejet.

Evidemment, il faut se plier aux conditions précisées par Maïmonide : parler de façon calme et conciliante et préciser que cette démarche est seulement engagée pour le bien de l’autre.

On peut comparer cela à un traitement médical d’urgence, où le danger est palpable : le moment n’est pas propice à de longs discours médicaux. Il faut agir.

C’est seulement lorsqu’il s’agit de traitement préventif que l’on doit prendre en considération tous les facteurs psychologiques.

Il est important de préciser que le Talmud (Yébamoth 65 b) fixe encore des limites à la réprimande, même dans le cas où la faute serait en train d’être commise :

« Il est une mitsva de reprendre son prochain dans le cas où nos paroles seraient écoutées. De même, il est une mitsva de ne rien dire si ces paroles ne seront pas écoutées. »

Encore une fois, cela semble contredire la règle de Maïmonide.

Pour mieux comprendre, le Sabba de Kelm nous éclaire :

« Si une personne écoute le reproche, même si elle n’accepte pas encore de suivre le bon chemin, on a le devoir de répéter la to’ha’ha.

Si une personne

n’écoute pas, la to’ha’ha n’a plus de sens et c’est alors une mitsva de se taire. »

Le Talmud (Ketouboth 105 b) précise encore l’importance de ce devoir :

Abayé dit : « Si un maître en Thora est particulièrement aimé par les habitants de sa ville, cela ne signifie pas nécessairement qu’il est d’un très haut niveau moral. Cela est dû au fait qu’il ne leur adresse pas de réprimandes sur leur conduite vis à vis de leur Créateur. »

Le Maharal (Nétiv hato’ha’ha chapitre 2), explique :

« Le maître en Thora ressemble, dans sa relation avec le public, à l’intellect par rapport au corps.

Le sens allégorique de la ville (dans le passage du Talmud ci-dessus) est le corps. L’intellect doit diriger le corps : une relation d’amour entre ces deux éléments ne peut donc pas se créer.

Ce n’est pas une relation d’amour qui doit se créer entre ses deux éléments. C’est plutôt un respect et une admiration.

Si une telle relation se développe entre le maître en Thora et les habitants de sa ville, c’est qu’il n’exerce pas sa fonction de dirigeant spirituel.

On pourrait imaginer que cette ville n’est habitée que par des Tzadikim (des justes), et qu’il n’y a donc aucune raison de leur faire des reproches.

Mais la Thora elle-même nous enseigne qu’il n’existe aucun homme ni aucune communauté qui ne faille dans certains domaines.

On le voit, c’est un devoir très astreignant et difficile qui incombe aux maîtres spirituels de chaque communauté :

D’abord créer une atmosphère dans laquelle leur message sera écouté.

Ensuite, être d’une intégrité morale sans faille, qui leur permette d’insister sur les agissements qui sont en contradiction avec la Thora.

Et la Thora ne nous permet pas de nous dérober devant cette tâche, que ce soit au niveau de la communauté ou à un niveau individuel.

Et en ce qui concerne l’individu, ce sont les mots du prophète Isaïe (55 ; 3) qui doivent nous inspirer :

«Prêtez-moi l’oreille et venez à moi ; écoutez et votre âme renaîtra. »