Parachath Tetsavé
Unis comme des frères au cœur pur
Rav Eliahou Elkaïm
Dans la paracha de cette semaine, nous découvrons les consignes données par D.ieu à Moïse pour la fabrication des vêtements sacrés portés par Aaron, le Grand Prêtre. Malgré cette description apparemment technique, nous allons accéder à l’un des fondements du message de la Thora…
«Tu feras confectionner pour Aaron ton frère des vêtements sacrés, insignes d’honneur et de majesté. Tu enjoindras donc tous les artistes habiles, que j’ai doué du génie de l’art, d’exécuter le costume d’Aaron, afin de le consacrer à Mon sacerdoce. »
Le Gaon de Vilna explique que les mots « honneur » et « majesté » (« kavod » et « tiféreth ») se rapportent à deux caractéristiques différentes du Grand Prêtre.
L’honneur renvoie aux notions de richesse et d’influence, tandis que la majesté est liée au niveau moral, à la personnalité même d’Aaron.
Et le Gaon poursuit en montrant que le pectoral, « ‘Hochen Hamichpath » est l’élément qui met en relief ces deux aspects. Le pectoral est un carré d’étoffe, dans lequel étaient enchâssées des pierreries. Il y avait quatre rangées de trois pierres chacune, sur lesquelles étaient gravés les noms des douze tribus d’Israël. Ce carré d’étoffe était posé sur le cœur du Grand Prêtre.
Quel est le lien entre cette parure et les deux valeurs (richesse et valeur morale) dont nous avons parlé précédemment ?
Le destin des enfants d’Israël
Pour porter ce pectoral, le Grand Prêtre devait posséder un niveau moral très élevé : en effet, ce pectoral contenait le Nom Ineffable, que le Grand Prêtre portait sur son cœur, ce qui exigeait un degré d’élévation et de pureté très important.
Pour ce qui est de la richesse et l’influence, les pierres du ‘Hochen étaient de grande valeur. Nos maîtres rapportent qu’une seule de ces pierres valait plus de mille pièces d’or.
On le voit, le pectoral est l’élément qui représente le mieux la grandeur du Grand Prêtre.
Plus loin, la Thora précise le rôle du ‘Hochen : « Et Aaron portera sur son cœur, lorsqu’il entrera dans le sanctuaire, les noms des enfants d’Israël, inscrits sur le pectoral du jugement, commémoration perpétuelle devant le Seigneur. Tu ajouteras au pectoral du jugement les Ourîm et les Toumîm, pour qu’ils soient sur la poitrine d’Aaron lorsqu’il se présentera devant l’Eternel. Aaron portera ainsi le destin des enfants d’Israël sur sa poitrine, devant le Seigneur constamment. » (Exode 28 ; 29, 30)
Rabbi Ovadia Seforno (XVème siècle) explique la répétition de « il portera » (« venassa ») par la double mission qu’Aaron devait assumer en accomplissant le service divin dans le Tabernacle avec le ‘Hochen.
Le premier aspect de cette mission est celui de rappeler les mérites des douze tribus d’Israël devant l’Eternel, afin que leurs descendants reçoivent la bénédiction divine.
Le deuxième est d’implorer D.ieu par la prière afin que le peuple d’Israël soit jugé positivement par le Créateur.
En outre, le pectoral possède une troisième vertu, dont parle le verset ci-dessus, quand il fait mention des Ourîm et Toumîm. Comme l’explique Rachi, il s’agit du Nom ineffable inscrit sur un parchemin, et glissé dans les replis du pectoral.
On adressait les questions fondamentales aux Ourîm et Toumîm, comme la Thora le précise (Les Nombres 27 ; 21). Les lettres gravées sur les pierres s’éclairaient, formant les mots de la réponse divine, que l’on pouvait « lire » de cette façon.
Rachi définit les Ourîm et Toumîm comme un système qui éclaire (Ourîm de « or », lumière) par ses réponses parfaites puisque d’origine divine (Toumîm de « tamim », parfait).
Pas de hasard
Le Talmud (Yoma p.73) ajoute que les réponses données par les Ourîm et Toumîm étaient sans équivoque et irrévocables. Fait presque unique puisque même les décrets divins, transmis par les prophètes pouvaient devenir caduques par le repentir du peuple d’Israël. Porter sur son cœur ce précieux pectoral représentait donc une immense responsabilité.
Nos maîtres, dans le Midrach (cf. Rachi, Tetsavé 28, 30), nous font remarquer que ce n’est pas par hasard qu’Aaron fut désigné par D.ieu pour porter ce ‘Hochen. Pour comprendre les raisons profondes de ce choix, il nous faut revenir un instant à la paracha de Chemot, au moment où D.ieu se révèle pour la première fois à Moïse, au buisson ardent.
C’est à ce moment que Moïse est assigné pour délivrer le peuple d’Israël de l’esclavage d’Egypte.
« Et maintenant, va, Je te délègue vers Pharaon, et fais que Mon peuple, les enfants d’Israël, sortent d’Egypte. » (Exode 3 ; 10)
Un dialogue surprenant s’engage alors entre D.ieu et Moïse, ce dernier faisant part de ses hésitations à son Créateur.
Malgré les réponses de D.ieu à chacun des points soulevés par Moïse, le plus grand des prophètes ne semble pas convaincu : « ‘De grâce, Seigneur ! Donne cette mission à un autre.’ Le courroux de l’Eternel s’alluma contre Moïse et Il dit : ‘ Eh bien ! C’est Aaron ton frère, le lévite, que Je désigne. Oui, c’est lui qui parlera ! Déjà même il vient à ta rencontre, et à ta vue, il se réjouira dans son cœur.’ » (Exode 4 ; 13, 14).
Moïse reste celui qui délivrera le peuple d’Israël, désormais aidé de son frère Aaron, qui sera son porte-parole.
Pourquoi Moïse, après toutes les réponses de D.ieu et au risque même de provoquer la colère divine, persiste-t-il dans son refus ?
En répondant à cette question, nous pourrons comprendre pourquoi Aaron fut choisi pour le rôle de Grand Prêtre…
Sentiment de frustration
C’est à nouveau le Midrach (résumé par Rachi ad hoc) qui va nous aider à comprendre ce dialogue.
« Nos sages expliquent : ce n’est pas sans raison que Moïse refuse la mission de D.ieu. C’est par déférence pour son frère aîné Aaron. Moïse disait à D.ieu : Jusqu’à ce jour, et pendant quatre-vingt ans, c’est Aaron qui a exercé le rôle de prophète. Devenir à mon tour le prophète qui va délivrer le peuple d’Israël, signifie empiéter sur son domaine et peut-être lui causer de la peine. » D.ieu lui répondit : « Tu te trompes. Non seulement Aaron n’en éprouve aucune peine. Mieux encore, il est plein de joie d’apprendre que tu as été choisi, comme il est écrit : « A ta vue, il se réjouira dans son cœur » (Midrach Raba Chemoth 3 ; 16, 17).
Ce témoignage de D.ieu va finalement convaincre Moïse d’accepter cette mission.
Comment refuser quand Celui qui connaît les pensées et les sentiments des hommes, affirme que le cœur d’Aaron est dénué de tout sentiment de frustration, fut-il le plus subtil ? Comment refuser quand D.ieu lui-même affirme que c’est plein de joie qu’Aaron accueille le fait que ce soit son frère qui ait été désigné pour délivrer le peuple d’Israël ?
Le Midrach Tan’houma, pour expliquer ce passage, ramène un verset du Cantique des Cantiques (8 ; 1). Israël s’adresse à son Créateur et L’implore : « Puisses-tu être un frère pour moi ! »
De quel frère s’agit-il ? Durant l’histoire, les frères ont souvent été opposés : Caïn haït Abel, Ichmaël haït Isaac, Essav haït Jacob, les frères de Joseph l’ont haï.
Mais deux autres frères viennent contredire cette « tradition ». Moïse et Aaron sont les symboles de la fraternité pure et véritable, et c’est à leur sujet qu’il a été dit : « Ah ! Qu’il est doux à des frères de vivre dans une étroite union » (Psaumes 133 ; 1).
Le niveau des anges
La noblesse d’âme d’Aaron, dont témoigne D.ieu lui-même, est extraordinaire.
L’un de nos maîtres disait que pour ressentir la peine de l’autre au même degré d’intensité que s’il s’agissait de la sienne, il fallait avoir atteint un niveau moral très élevé. Quant à celui qui parvient à se réjouir de la réussite de l’autre et à vivre sa joie comme s’il s’agissait de la sienne, on peut dire qu’il est presque arrivé au niveau des anges !
Moïse, bien que connaissant les vertus de son frère Aaron, avait du mal à imaginer qu’un être humain puisse atteindre un tel niveau de pureté : ne ressentir aucun sentiment de jalousie, ni aucune frustration, mais à l’inverse se réjouir totalement de l’investiture de son frère relevait presque de l’impossible. Et pourtant…
Le Midrach nous éclaire et conclut : « Rabbi Shimon ben Yossi dit : « Le cœur qui s’est réjoui de la nomination de son frère méritera de vêtir et de porter sur lui les Ourîm et Toumîm, comme il est écrit : ‘Et il sera sur le cœur d’Aaron’ . » (Midrach Rabba Chemoth 3 ; 1).
Le principe fondamental de la récompense divine est qu’elle est accordée « mida keneged mida », principe qui veut qu’il y ait toujours un rapport étroit entre la bonne action et la récompense.
Nous voyons ici une illustration de ce principe car le cœur d’Aaron qui est resté parfaitement pur est récompensé par l’honneur immense de porter le Pectoral. Mais plus profondément, quel rapport entre ce Pectoral et l’élévation d’âme d’Aaron ?
Vérité et jalousie
En premier lieu, nous avons vu que l’une des fonctions du Pectoral est de rappeler les mérites des douze tribus et de prier pour obtenir la bénédiction divine.
Pour défendre et mettre en avant les mérites de l’autre, il faut d’abord les avoir discernés. Qui peut percevoir ces vertus si ce n’est celui dont le cœur est dénué de tout sentiment de jalousie et qui « ressent » les sentiments de l’autre ?
Les qualités d’âme d’Aaron sont donc directement liées à son rôle. Aaron, mieux qu’aucun autre, saura mettre en avant les vertus du peuple d’Israël et implorer D.ieu en leur faveur.
En second lieu, le rôle des Ourîm et Toumîm est également lié aux qualités d’âme d’Aaron.
Porter ces Ourîm et Toumîm, c’est être le détenteur d’une Vérité absolue. Pour mériter d’être celui par qui passe cette Vérité, il faut avoir un lien avec la Vérité Absolue. Pour déchiffrer le message divin et le comprendre parfaitement, il fallait pouvoir appréhender cette vérité, ce qui implique d’être détaché de tous les éléments qui obscurcissent la perception. La jalousie est sans doute l’un des éléments qui fausse le plus le jugement. Seul un cœur dénué de toute trace de jalousie pourra être porteur de la Vérité absolue. C’est donc à juste titre qu’Aaron a été choisi pour porter le Nom Ineffable et la Vérité absolue.
Mais un autre texte du Midrach vient nous interpeller : « Si Aaron avait su qu’il serait écrit dans la Thora « A ta vue, il se réjouira dans son cœur », il serait venu à la rencontre de Moïse avec des tambourins et des accessoires de danse. »
Ce Midrach (Midrach Rabba Ruth 5 ; 6) nous laisse perplexe à première vue, risquant même de détruire notre compréhension de départ de la réaction d’Aaron.
En effet, doit-on comprendre qu’Aaron était motivé par des sentiments légèrement douteux ? Aaron, le prophète qui a atteint un niveau de pureté inégalé, serait-il intéressé par ce que l’on publiera au sujet de ses actions ? Aurait-il le même niveau que celui de notre génération où les décisions des plus grands dirigeants, loin d’être mues par un sens de la responsabilité, sont dictées par leur souci de démagogie et de publicité ?
Se détacher des réactions primaires
Notre maître, Rav Eleazar Mena’hem Scha’h, zatsal, expliquait ce Midrach de la façon suivante :
La Thora n’est pas un livre d’histoire. Tout ce qui y est rapporté est destiné à pousser l’homme vers une élévation morale.
Dans la mesure où D.ieu lui-même témoigne de la pureté des sentiments d’Aaron, on ne peut penser que ce dernier ait agit par calcul. En revanche, on peut imaginer qu’il puisse rechercher d’augmenter sa propre joie en s’accompagnant d’instruments de musique et de danse.
Le sens véritable de ce Midrach est que si Aaron avait su que la Thora rapporterait cet événement, il aurait extériorisé ses sentiments, afin que le message soit encore plus clair, plus éclatant. Il aurait amplifié l’expression de son sentiment pour faire profiter davantage les générations à venir de la leçon profonde de cet événement :
La Thora s’adresse à l’homme et lui dit : « Il est possible de s’élever moralement, de se détacher des réactions primaires de la société, se rapprochant ainsi de la vraie fraternité. C’est alors seulement que l’on peut implorer le Créateur.
« Puisses-tu être pour moi comme un frère », dit Israël à D.ieu dans le Cantique des Cantiques (8 ; 1).