Fête de Pourim

Du Sinai à Pourim

Rav Moshé Tapiero

S’il fallait souligner un thème central autour duquel dérouler l’intrigue de Pourim, nous n’hésiterions pas à désigner les multiples festins !

Abruptement, la Méguila débute par le grand festin offert par le roi à tous ses sujets. Festin où s’exprime la décadence et l’immoralité d’une société de divertissement.

C’est pour y avoir participé que les juifs de l’empire seront livrés par la providence aux funestes projets de la couronne.

Le divertissement ou l’oubli de soi.

Mais festin qui est aussi l’occasion d’introduire au palais celle qui apportera la délivrance.

La décision irrévocable de l’extermination d’Israël s’accompagne encore d’un festin.

C’est toujours à l’occasion de festins que s’engage la lutte entre Esther et Aman, le conflit entre Israël et Essav.

C’est enfin par un festin que chaque année les juifs actualisent la victoire d’Israël et la chute de l’héritier d’Amaleq.

Festins où se dégustaient les meilleures chairs mais qui sont toujours définis comme Mishté

eu égard aux vins que l’on y buvait.

Car le festin d’Ah’ashvérosh

est, à l’image de la société qu’il représentait, recherche éperdue d’étourdissement, d’enivrement, d’oubli.

Ultime visée du divertissement que de divertir le sujet du souci de soi, de le libérer de la gravité de l’existence. Si le jeu divertit c’est qu’il est un mode d’agir qui contient en lui-même sa finalité.

Alors que toute activité n'est réalisée qu’en vue de conséquences extérieures à l'acte, le divertissement trouve sa raison d'être dans l'acte même de jouer. L'enfant ne cesse de jouer, parce qu’inconscient des résultats de ses actes il ne considère que le geste qu'il effectue.

Dans ses multiples déclinaisons aux formes si diverses et souvent opposées, la liberté pour le mal s’énonce comme oubli de soi. Projet qui ne va pas sans dire.

Il a fallut le recours de toutes les gammes de divertissements proposées par les cultures pour permettre l’enivrement total de la raison, l’oubli radical de soi.

L’engagement n’est souvent qu’une forme aiguë de divertissement.

Combattre pour un idéal moral, pour une société meilleure ou pour quelque ‘isme’ en vogue peut cacher une volonté effrénée de divertissement.

Méfions-nous de ces combats pour les droits des hommes qui ont servi maintes fois à la destruction de la véritable stature du sujet !

L’accès à la Torah passe par un constant souci de soi.

Car obéir à un Commandement ce n’est pas uniquement répondre à un appel concrètement situé dans l’histoire et porté par une révélation divine.

C’est d’abord se conformer à une disposition intérieure, respecter sa nature authentique de sujet créé.

La Révélation ne peut atteindre qu’un sujet déjà en éveil.

Il a fallut qu’Avraham entende, du sein de sa propre stature, la nécessité existentielle de la proximité divine pour percevoir que le Maître du monde se révélait à lui. Il a fallut qu’il entame seul sa migration loin de H’aran pour qu’il entende le Commandement d’exode.

La révélation sinaïtique n’initiait guère la subjectivation d’Israël. Les commandements donnés à Marah en sont le nécessaire préambule. Le don de la Torah est refusé aux nations qui n’ont pas respecté préalablement les lois noachides signifiant la structure minimale du sujet. Aucune révélation n’est envisageable à un sujet totalement oublieux de soi !

Souci de soi qui apporte à l’existence une irrécusable gravité. Etre créé ce n’est pas devoir sa vie à un quelconque bienfaiteur, mais porter la marque du Créateur, témoigner de par sa structure même de sa Gloire.

Eminente élection de l’humain, faite de devoirs plus que de droits, qui seule confère à l’existence son épaisseur et son ultime sens.

Au pied du Sinaï

Pourim, l’unique fête qui ne sera pas rendue caduque par la venue du messie ! Elle révèle selon les Maîtres d’Israël l’acceptation volontaire de la Torah. Dès leur arrivé au pied du Sinaï les 600 000 hébreux avaient accepté avant même de savoir : « nous ferons et nous entendrons »

Pourtant D.ieu incline peu après la montagne en forme de baquet renversé et énonce les termes d’un choix qui n’en est plus un « Si vous acceptez la Torah, tant mieux ; sinon ce sera ici votre tombeau »(Talmud Shabbat 88)

Pourquoi cette menace alors qu’Israël avait déjà accepté ?

Il fallait révéler la profondeur de ce qui pouvait paraître comme une décision libre. Car en deçà de la bipolarité du libre et du non-libre se révèle aux hébreux l’impossibilité d’une existence en retrait de D.ieu.

La liberté pour le mal n’est pas une option réelle. Elle mène à la fatalité du sans-issue, à l’absurde d’une vie livrée à la contingence. Le sujet ne peut se maintenir qu’en acceptant la Torah.

A l’instant même où Israël par l’exercice de sa liberté accepte la Torah, il se voit dessaisit de sa liberté ! Il n’en fallait pas moins pour assurer le maintien du monde qui ne saurait dépendre d’une volonté versatile (Maharal )

Cette révélation de la nécessité de la Torah ouvre toutefois la possibilité d’une contestation de la validité de l’accord des hébreux. N’étaient-ils pas en définitive contraints ?

Suspension de la volonté des hébreux, incertitude quant à la validité de l’acceptation de la Torah. Celle-ci ne sera levée qu’à Pourim lorsque Israël renouvellera de plein gré son accord :

« ‘Les juifs firent et acceptèrent’ qu’est -ce- à dire ? (L’acceptation précède pourtant l’action) Ils firent de leur plein gré ce qu’ils avaient accepté au Sinaï » (D’après Talmud Shabbat 88)

La détermination du statut de la volonté des hébreux n’est pas aisée.

La contrainte d’une menace explicite peut-elle recouvrir la droiture insoupçonnable d’un accord spontanée ?

Où se love l’indécision d’Israël ?

Il a été établi qu’il manquait à l’accord initial la perception aiguë de ce que la Torah seule assure un lieu pour le sujet, qu’elle se situe ainsi à un niveau antérieur à la question de la liberté.

Entendre pleinement cette contrainte c’est la percevoir à partir de sa condition de sujet. Israël sous la montagne, accède à la vision du réel. Il voit que la réalité sensible, où le sujet peut se déterminer comme origine de son monde qu'il appréhende et organise à sa guise, s’épuise à dire le réel.

Il saisit aussi bien le monde extérieur que son propre être comme seule expression de la volonté divine. Au regard de ce vouloir qui est pur valoir, sa propre volonté n’existe pas, sa liberté s’effondre au contact de l’Infini.

La Torah décidément se situe bien avant sa propre liberté, elle ne saurait en dépendre.

Mais parce qu’elle procède d’une perception ultime où la volonté du sujet s’anéantit, cette conscience de la contrainte de la Torah laisse encore place à un doute quant à l’adéquation du projet biblique à la condition humaine.

La volonté qui dans son exercice se trouve dessaisie d’elle-même retrouvera-t-elle au bout du compte une authentification dans l’espace de subjectivation ouvert par la Torah ?

Doute qui n’a plus lieu lorsque le sujet perçoit le Commandement comme nécessité par sa propre condition, le projet de Torah comme déploiement de la droiture initiale de la stature du sujet. Incertitude sur la place de l’humain enfin levée à Pourim.

En participant au festin royal Israël cherchait à fuir le souci de soi, à s’en divertir.

L’implication tragique de leur geste leur fait comprendre que la liberté pour le mal, liberté qui se veut première et originelle, ne mène qu’à la fatalité radicale. La Torah ne témoigne pas seulement d’un réel où la liberté devient fictive, elle assure aussi au sujet un lieu, une possibilité d’existence. Le souci de soi amène au Commandement.

Convive au grand festin de la vie

Le projet de Torah n’est pas abnégation de la volonté du sujet. Mais la dialectique entre contrainte et libre arbitre n’a plus cours dans l’espace de subjectivation. La parole divine ne vient pas seulement frapper un soi antérieurement constitué, mais fait advenir un sujet dont la volonté s’affirme en adéquation à celle de l’En-Haut.

En lieu et place du festin d’Aman, Esther ne propose pas une diète nécessaire eu égard aux enjeux supérieurs qui dépassent l’intérêt personnel.

Elle offre aussi un copieux festin. Mais le vin que l’on y sert n’est pas prétexte à un oubli de soi. Dans le dessaisissement du cogito qu’il provoque se révèle au sujet l’en deçà de la bipolarité de la liberté, le fond de sa créaturialité.

Notre époque est celle du loisir et des distractions.

La liberté pour le mal y revêt sa forme la plus basse, la plus primitive.

Aucun idéal n’est proposé aujourd’hui en lieu et place du projet de Torah, mais le simple cri du corps, la recherche effrénée des plaisirs.

Qu’il semble bon de s’y plonger ! Il faut toutefois connaître le tribut à verser.

Pas moins que l’oubli de soi ! Une vie entière peut se dérouler sans que le sujet ne se préoccupe d’un soi qu’il ignore. Ultime vérité du divertissement dont chacun fait la douloureuse expérience sur sa peau.

Le jeûne d’Esther précède le festin de Pourim. Il n’y a pas de plus grande satisfaction que de répondre à ses authentiques besoins. La saveur d’une vie de Torah ne réside pas dans l’interdit mais se goûte positivement à chaque moment de la vie, dans les gestes quotidiens de l’existence. Mais ce festin auquel chacun est convié exige la maîtrise de soi. Le jeûne d’Esther exprime cette puissance de la raison à ne pas se laisser recouvrir par les passions et les désirs. Il convie quiconque le respecte au plus grand des festins : le festin de la vie.