Parachath Michpatim

Prêter, une mitsva révolutionnaire

Rav Eliahou Elkaïm

L’une des mitsvoth dont parle la paracha de cette semaine attire notre attention sur la Mitsva de prêter de l’argent au nécessiteux. Un acte bien plus important qu’on ne l’imagine…

«Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, au pauvre qui est avec toi, ne sois point à son égard comme un créancier, n’exige pas de lui des intérêts. » (Exode 22 ; 24).

Le premier mot de ce verset en hébreu est « im », et Rachi dans son commentaire explique, au nom de nos maîtres, que ce mot, qui se traduit généralement par « si », suggère un acte facultatif. Néanmoins, concernant trois mitsvoth de la Thora, le vocable « si » entraîne d’autres concepts. Et notre verset concerne l’une de ces trois situations…

En effet, le mot « im » doit être compris dans ce cas comme « lorsque » et entraîne une obligation. Nos maîtres prouvent le caractère obligatoire de cette action grâce à un autre verset dans le Deutéronome.

« S’il y a chez toi un indigent parmi tes frères, dans l’une de tes villes, dans le pays que l’Eternel ton D.ieu te destine, tu n’endurciras point ton cœur, ni ne fermeras ta main à ton frère nécessiteux. Ouvre-lui plutôt ta main ! Prêtes-lui en fonction de ses besoins, prêtes-lui ce qui peut lui manquer ! » (Deutéronome 15 ; 7, 8)

Un sens profond

Maïmonide (Lois des prêts, chapitre 1 p.1) et le Choul’han Arou’h (‘Hochen Michpath chap 97 p.1) fixent précisément les règles de cette mitsva.

« L’une des lois positives de la Thora est celle qui nous enjoint de prêter de l’argent à nos frères dans le besoin. Cette mitsva est plus importante que celle de la Tsedaka (aumône), car le pauvre qui sollicite un prêt subira moins de honte que celui qui demande la charité.

En outre, grâce à un prêt, celui qui l’a sollicité pourra parfois sortir de sa mauvaise situation financière et ne pas arriver au stade de demander l’aumône.

Il est aussi une mitsva de prêter au riche, s’il en a besoin. Mais le pauvre garde la priorité, même s’il est plus tentant de prêter au riche qui pourra plus facilement rembourser et qui pourra, par la suite, nous manifester sa reconnaissance. » (Ahavath ‘Hessed, chap.1)

Une étude attentive des textes va nous permettre de comprendre le sens profond de cet acte, demandé par la Thora.

Agir avec son cœur

La première question qui vient à l’esprit est de se demander pourquoi la Thora a choisi un langage ambigu, qui peut être interprété dans un sens facultatif, laissant à nos maîtres le soin de découvrir qu’il s’agit en réalité d’une obligation.

N’aurait-il pas été plus simple d’utiliser un langage clair, en disant par exemple : « Tu as le devoir de prêter au pauvre » ? Ainsi, aucune équivoque n’aurait été possible.

Le Maharal (Gour Arié Chemoth 20, 22) décèle dans cette ambiguïté une intention très spéciale de la Thora.

Dans l’accomplissement des mitsvoth, c’est l’acte proprement dit qui compte. Même si celui qui agit le fait avec une sensation de contrainte, la mitsva a été accomplie.

Agir par amour pour son Créateur élève l’acte à un niveau supérieur, mais ce niveau n’est pas indispensable dans l’accomplissement des mitsvoth.

La mitsva de tsedaka, et plus particulièrement celle de prêter de l’argent au pauvre, diffère en cela des autres mitsvoth.

Agir avec son cœur fait partie intrinsèque de cette mitsva.

C’est la raison pour laquelle la Thora emploie un langage qui sous-entend un caractère facultatif, nous laissant libre de notre décision. Même si, en réalité, la Thora nous ordonne de prêter au pauvre, il faut accomplir cet acte de façon volontaire, comme entraîné par une décision personnelle, sans avoir besoin de l’ordre divin.

Notre cœur et nos sentiments doivent nous y amener. Sinon, cette mitsva est vidée de son sens, de sa substance.

Le Maharal poursuit dans un autre texte (Netiv Hatsedaka chap 6) : « Pourquoi la Thora nous demande-t-elle de prêter au riche, alors qu’il aurait sans doute d’autres moyens pour se sortir d’affaire ? C’est que le peuple juif est Un et que ses membres sont appelés des frères. Or, cette unité n’est réelle que s’il existe une interaction entre chacune de ses partie : chaque juif doit recevoir ou donner à un autre.

On pourrait comparer cette situation aux différents membres d’un même corps, qui dépendent les uns des autres de façon vitale.

En fait, la priorité du pauvre sur le riche pour recevoir un prêt ne s’explique que par la situation extrême dans lequel ce pauvre serait acculé sans ce prêt, perdant tout moyen de subsistance. Mais pour réaliser l’Unité du peuple Juif, le riche doit également pouvoir recevoir un prêt.

On le voit, l’intention de la Thora dépasse le simple souci social et technique de subvenir aux besoins des pauvres. L’Unité au sein du peuple juif, recherchée par le biais de cette mitsva, ne pourra être atteinte que si cette mitsva est accomplie dans le plaisir et dictée par le cœur.

Un dépôt de D.ieu

Rabbi ‘Haïm Ben Attar dans son commentaire le Or Ha’haïm hakadoch, apporte une nouvelle dimension à cette mitsva. Pourquoi, se demande-t-il, certains sont-ils gratifiés d’une richesse et d’une opulence sans commune mesure avec leurs véritables besoins, alors que d’autres ne peuvent même pas subvenir aux premières nécessités.

Quel intérêt le Créateur a-t-il trouvé dans ce partage des biens de ce monde ? N’y a-t-il pas assez de richesse pour chacun ?

Le monde contient suffisamment de ressources pour répondre à tous les manques. Mais D.ieu, pour des raisons qui nous dépassent, décide que certains n’obtiendront pas leur moyens de subsistance dans la facilité.

Il choisit de déposer la part de certains chez d’autres, la part des pauvres chez les riches. Deux buts sont ainsi atteints :

Le pauvre, qui aurait de toute façon dû traverser des épreuves, va trouver les moyens de sa subsistance par la difficulté et la honte de solliciter le riche.

Le riche trouvera par le prêt ou le don l’occasion d’acquérir un mérite supplémentaire.

Les mots de notre verset prennent alors un sens presque révolutionnaire :

« Si tu as de l’argent plus que tes besoins ne l’exigent, sache que c’est en fait l’argent du pauvre qui est en dépôt chez toi. Tu dois le lui transmettre en le lui prêtant. »

Le langage ambigu choisi par la Thora cache donc une idée fondamentale. La mitsva de tsedaka et de Gmilouth ‘Hassadim (prêt au nécessiteux) n’a rien à faire avec la pitié ou la compassion, mais avec la simple justice.

Les économies qui rapportent

Le ‘Hafets ‘Haïm, dans son ouvrage Ahavath ’Hessed, développe l’importance extraordinaire du prêt sans intérêt (Guemilouth ‘Hassadim, Gma’h). Plus encore, il conseille à chaque personne de mettre de côté une somme d’argent disponible à tout instant, et réservée uniquement à cette mitsva.

Cette habitude facilite techniquement la possibilité du prêt, et freine le yetzer hara (mauvais penchant), qui peut nous empêcher de réaliser cette mitsva, pour de prétendues raisons de liquidités.

Dans une biographie du ‘Hafetz ‘Haïm, on raconte qu’un cocher qui accompagnait le grand rav dans ses déplacements, lui demanda un jour comment un homme comme lui, pouvait acquérir de nouveaux mérites. Le Maître lui conseilla de créer une caisse de prêts sans intérêt.

Le cocher pensa que le rav se moquait de lui, car comment un cocher, qui avait du mal à subvenir à ses besoins les plus élémentaires, pouvait créer une caisse de prêt ? Le «’Hafets ‘Haïm lui répondit que cette caisse n’avait pas besoin d’être énorme, et qu’il pouvait mettre chaque semaine quelques centimes de côté pour ainsi pouvoir aider un ami à faire ses achats du Chabbath.

Ce cocher raconta des années plus tard, qu’il avait réussi avec le temps à créer une caisse tout à fait honorable, et que des dizaines de personnes purent en bénéficier.

Les sentiments les plus purs

La suite du commentaire de Rachi sur une partie de notre verset : « …de mon peuple, au pauvre …», nous éclaire sur un autre aspect de l’accomplissement de cette mitsva. Il explique : « Ne lui manifeste pas ton dédain car il est un membre de mon peuple. » Et Rachi de poursuivre sur un autre passage du verset : «… au pauvre (qui est) avec toi… » : « Observe toi comme si tu étais toi-même le pauvre. »

Deux aspects de la mitsva son ici abordés, concernant l’esprit dans lequel nous devons agir : sans dédain et comme s’il s’agissait de nous-mêmes.

Le rav Sim’ha Zissel de Kelm, z’l (le fameux Sabba de Kelm) expliquait à ce sujet : la Thora exige que nous ressentions profondément les sentiments de celui qui nous sollicite, que nous prenions conscience de sa situation. Pour cela, la Thora nous propose une méthode un peu spéciale, mais incontournable : il faut faire vivre dans notre imagination notre propre image, et nous voir comme si nous étions nous-mêmes dans cette situation. Avoir pitié ne suffit pas, la Thora nous demande de ressentir ce que l’autre ressent, lui qui est dans le besoin.

Ce sont nos sens et pas seulement notre intellect, qui doivent participer à cet effort. Il faut s’identifier à celui qui nous sollicite à tel point que l’on puisse « s’observer » dans cette situation délicate. C’est seulement quand les sens, notamment la vue, sont mis en action, que les sentiments les plus purs et les plus profonds sont éveillés.