Parachath Bechala’h

La manne, ou le désir suscité

Rav Eliahou Elkaïm

On est souvent porté à croire que si la main divine était moins cachée, si l’on voyait de vrais miracles, comme il y en eut par le passé, l’humanité aurait plus de facilité à reconnaître D.ieu. Les lignes qui suivent vont nous prouver que tout n’est pas aussi simple…

La paracha de cette semaine nous décrit les premiers pas du peuple d’Israël dans son périple de quarante ans dans le désert et les miracles qui leur permirent de survivre dans ce milieu aride et hostile.

Miracles parmi lesquels, la Manne, ce « pain venu du ciel », sera leur seule nourriture durant toute la traversée : « L’Eternel dit à Moïse : Je vais faire pleuvoir pour vous une nourriture céleste ; le peuple ira en ramasser chaque jour sa provision, et j’éprouverai de la sorte s’il obéit à ma doctrine ou non.» (Chemot 16 ; 4)

Na’hmanide, dans son commentaire (Nombres chapitre 16, verset 6), rapporte la discussion de deux Maîtres dans le Talmud (Yoma p.75).

Rabbi Akiba et Rabbi Ychmaël ont une divergence de vue au sujet de la manne, et plus précisément sur un verset des Psaumes sur ce point : « T

ous eurent à manger de ce pain des puissants (abirim) : Il leur avait envoyé des vivres à satiété.» (78 ; 25).

D’après Rabbi Akiba, il s’agit du même pain que celui que mangent les anges, car « abirim » est ici compris comme « anges ».

De son côté, Rabbi Ychmaël pense que les êtres célestes ne mangent pas, et pour appuyer ses dires, il cite Moïse, racontant les quarante jours qu’il passa au sommet du Sinaï, près des cieux : « Je m’étais retiré sur la montagne pour recevoir les tables de pierres, les tables de l’alliance contractée par le Seigneur avec vous. Je restais sur la montagne quarante jours et quarante nuits, ne mangeant pas de pain, ni buvant point d’eau.» (Deutéronome 9 ; 9)

Rabbi Ychmaël comprend que cette nourriture était entièrement absorbée par l’organisme à la différence des autres aliments. Et le mot « Abirim » doit être compris par « membres » (évarim) et non par « anges », comme le comprend Rabbi Akiba.

Na’hmanide explique que l’existence des anges et leur subsistance provient d’une lumière divine. Et c’est un faisceau de cette lumière qui, partiellement matérialisé, a formé la manne.

Il s’agirait donc d’un élément qui dépasse les contingences de la matière.

Un désert fertile ?

Cette discussion très métaphysique nous mène à une première réflexion. Etait-il réellement nécessaire de créer une telle substance seulement pour nourrir le peuple d’Israël errant dans le désert ? N’aurait-il pas suffit qu’un miracle rende le désert fertile ?

Moïse lui-même vient répondre à notre question.

A la fin de sa vie, dans les paroles qu’il a adressées au peuple d’Israël, il revient sur les événements principaux à partir de la sortie d’Egypte, et il explique le phénomène de la manne.

«Oui, Il t’a fait souffrir et endurer la faim, puis Il t’a nourri avec cette manne que tu ne connaissais pas et que tes pères n’avait pas connue ; pour te prouver que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais qu’il peut vivre de tout ce que produit le verbe du Seigneur.» (Devarim 8 ; 3)

Essayons d’abord de comprendre la signification de : « L’homme ne vit pas seulement de pain mais il peut vivre de tout ce que produit le verbe du Seigneur. »

Pour cela, nous devons effectuer un petit retour en arrière, au moment de la création du monde…

Nouvelles créations

Le monde a été créé par dix paroles de D.ieu, (Michna Pirké Avoth 5 ; 1). D’après le Maharal de Prague et le Gaon de Vilna, la dixième parole est celle citée dans la Génèse : « D.ieu ajouta : Or, Je vous accorde tout herbage portant graine, sur toute la face de la terre ; et tout arbre portant des fruits qui deviendront arbre par le développement du germe. Ils serviront à votre nourriture. Et aux animaux sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui se meut sur la terre et possède un principe de vie, J’assigne toute verdure végétale pour nourriture. » (Béréchit 1 ; 29, 30).

A priori, il ne s’agit pas d’une nouvelle création mais de directives adressées aux éléments déjà créés.

Le Maharal de Prague et le Gaon de Vilna expliquent que cette parole a créé une nouvelle dimension dans notre univers. L’existence des végétaux n’entraîne pas forcément qu’ils aient le pouvoir de nourrir l’homme.

Ce pouvoir de nourrir, de donner la vie, est une création en soi, qui prend effet seulement à partir du moment où D.ieu le décrète, et ce que nous considérons comme une évidence naturelle est l’effet de Sa dixième parole.

C’est donc pour que le peuple d’Israël comprenne profondément cette vérité absolue, qu’il fallu le nourrir pendant quarante ans « de lumière divine à son état originel. » Seule cette expérience était capable de leur montrer que le pain qui nourrit l’homme n’est qu’une forme plus matérialisée d’une réalité spirituelle.

C’est le sens profond des mots de Moïse : « Pour te prouver que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais qu’il peut vivre de tout ce que produit le verbe du Seigneur. »

Une autre question reste à soulever : si l’enjeu était de montrer aux Juifs que l’homme ne vit pas « seulement de pain », quel besoin y avait-il de le faire souffrir et de l’affamer ?

Pour répondre à cette question, nous allons devoir découvrir une nouvelle dimension du monde et de l’homme.

Soif de vérité

Rabbi Aaron Kotler, dans son ouvrage Michnat Rabbi Aaron, explique : la connaissance proprement dite ne peut être saisie réellement par l’homme et l’élever si elle lui est dévoilée brutalement, sans que ne lui précède une soif de vérité. Seule une situation de famine et de manque pousse la communauté d’Israël à chercher espoir uniquement dans son Créateur, constatant qu’aucune autre issue n’est possible.

C’est seulement ainsi qu’une réelle prise de conscience peut se mettre en place, et la leçon de la manne devient limpide : toute la création ne tire sa source que dans la parole divine. Les réalités, même les plus prosaïques, les plus naturelles, n’existent que grâce à une volonté divine sans équivoque.

Pour comprendre le sens profond du miracle, il ne suffit pas d’en être le témoin, il faut avant tout y aspirer de tout son être. Alors seulement, le miracle peut avoir l’effet désiré : une élévation pour l’homme et un accès à un plus grand niveau de connaissance.

Ce message reste actuel de nos jours. Dans les ténèbres de l’exil, la main divine fait parfois de brèves apparitions.

Scuds et miracles

Nous avons tous été les témoins des miracles de la guerre du Golf, où trente-neuf scuds ont fait seulement quelques blessés et malheureusement un mort en Israël, alors qu’ils avaient été lancés sur des zones urbaines. Pourtant, ces mêmes missiles ont causé des ravages en vies humaines dans des endroits bien moins peuplés. Sommes-nous devenus plus « solides » dans notre connaissance et notre engagement face à D.ieu ?

Les événements dramatiques que nous vivons actuellement devraient interpeller les Juifs, mais aussi le reste du monde. Dans la situation que traverse Israël, on retrouve tous les éléments annoncés dans les textes sacrés sur le rôle d’Ichmaël à la fin des temps. Et pourtant, très peu parviennent à une véritable prise de conscience.

C’est la soif préalable « d’Esprit » qui manque de nos jours.

Moïse, lorsqu’il s’adresse une dernière fois au peuple d’Israël, lui expose le processus, voulu par D.ieu, qui commence par une sensation de faim, comme un désir qu’on aurait suscité pour permettre une élévation extraordinaire de tout le peuple.

D’aucuns penseront que notre génération connaît cette résurgence de l’intérêt pour le spirituel. Les prophètes eux-mêmes l’annoncent : « Voici, des jours vont venir, dit le Seigneur D.ieu, où J’enverrai la famine dans le pays. Ce ne sera ni de la faim demandant du pain, ni de la soif de l’eau, mais le besoin d’entendre les paroles de l’Eternel. » (Amos 8 ; 12).

Goûter la pureté

Ce phénomène existe effectivement, mais il ne comporte pas les mêmes caractéristiques que la famine vécue dans le désert.

Le Rav de Ponievez zatsal, fait une remarque pertinente à ce sujet.

Le Midrach (Béréchit 40 ; 3) énonce dix grandes famines qui frapperont l’humanité, la dernière étant celle annoncée par Amos (ci-dessus). Un deuxième Midrach (Pirké rabbi Eliezer) ajoute que cette dernière famine sera la plus cruelle de toutes.

Le Rav de Ponievez fait remarquer que cette forme de famine n’a rien de commun avec les neuf autres qui la précèdent. Loin d’être un fléau, elle semble être au contraire un espoir pour l’humanité, qui parviendrait ainsi à se détacher un peu de la matière. Pourquoi le Midrach la met donc sur le même plan que les autres ?

En réalité, celui qui a vécu l’expérience terrible de la famine (notamment durant les dernières guerres mondiales), peut témoigner de deux de ses effets :

Les ambitions de nourriture revêtent leur plus simple expression : on rêve simplement d’un morceau de pain qui calmerait la faim.

Si la faim devient encore plus violente, on peut aller jusqu’à se disputer pour des aliments avariés, trouvés dans des poubelles. Même si l’on sait pertinemment que ces détritus, même s’ils calment la faim pour un moment, pourront causer des dommages à la santé.

Le Midrach dont nous avons parlé précise que la famine annoncée par le prophète Amos contient ces dangers : comme dans toute vraie famine, nos ambitions, spirituelles cette fois, seront médiocres et sans envergure. Pire encore, nous irons chercher à calmer notre faim auprès de charlatans, qui nous abreuveront de pseudo-théories et de spiritualité avariée. Et nous n’aurons même plus la possibilité de discerner ni de comprendre le danger qu’ils représentent.

Il est vrai qu’à toutes les époques de l’histoire, il y eut de faux représentants de la spiritualité. Mais il existait simultanément une vérité suffisamment claire pour que celui qui la recherchait puisse la trouver aisément.

A la fin des temps, seuls ceux qui s’acharneront à découvrir une vérité pure et sans compromis auront le mérite d’y goûter. Mais pour cela, il faut en avoir eu vraiment envie, et avoir su faire naître une « faim » salutaire.

Là se trouve le véritable sens des paroles de Moïse : « Oui, Il t’a fait souffrir et endurer la faim »