Parachath Vayigach

Vers l’unité du réel

Rav Moshé Tapiero

Le récit de la dispute entre Joseph et ses frères laisse perplexe. Comment, face à ce qui apparaît comme lutte de pouvoir et d’influence où se mêlent les sentiments les plus vils à de véritables infamies, adopter une lecture compatible à la hauteur et la dignité des protagonistes ?

Les Maîtres d’Israël entendent pourtant dans cet enchevêtrement d’actions et de paroles incongrues, l’expression d’une discussion sincère et désintéressée quant aux questions les plus cruciales de l’existence, polémique douloureuse mais toujours authentique sur les modalités possibles de subjectivité, sur la façon juste de réaliser son identité juive.

Avec le dénouement de l’intrigue, exposé dans notre Paracha, s’explicite l’enjeu essentiel de l’opposition des fils de Jacob. Joseph en pleurs se révèle à ses frères. « Je suis Joseph». Les frères, saisis, ne peuvent répondre. Stupeur, stupéfaction peut être même crainte semble dire le texte : ‘Nivehalou mipanav’. Les Maîtres lisent autrement : c’est la honte qui les terrasse !

Honte naturelle pensera-t-on face à celui qu’ils ont ignominieusement vendu comme esclave ? Nullement ! Le Midrash prend encore à contre pied cette lecture trop simpliste et réductrice. Les frères ne sauraient être honteux d’actes accomplis en toute sincérité. Il y a eu erreur de leur part mais sans aucune intention délictueuse.

La honte des frères doit alors être rapprochée de celle ressentie par Billam lorsque son ânesse se mit à parler. Elle annonce celle que chaque sujet connaîtra lorsque après sa mort se manifestera à travers la révélation divine son identité de sujet. (Midrash Rabba première section). Qu’est -ce à dire ?

Ruissellement du visage

Le personnage de Billam intrigue. Le plus sage parmi les nations, l’égal de Moshé dans la prophétie, mais conjointement un pur mécréant, pire, un athée contestant la providence du Créateur lors même qu’Il s’adresse à lui. Plutôt que de juger le cas comme pure schizophrénie relevant d’un dysfonctionnement mental il faut y reconnaître avec courage l’expression de la torsion que la volonté de puissance peut imposer à l’esprit le plus fin.

L’athéisme de Billam ne relève pas de la récusation grossière de l’existence d’un Créateur. Il réside plus pernicieusement dans le constat d’une dualité du réel. Dichotomie entre l’espace de la sainteté et l’horizon profane.

Clivage qui radicalement sépare ce qui relève du ciel de ce qui a trait aux affaires terrestres. Si le sujet peut reconnaître dans l’espace et le temps des lieux et des moments de sainteté, situations où arraché à la geste de l’être il découvre l’au-delà de la réalité quotidienne, il identifie aussi un vaste champ d’existence où l’être et son intrigue dominent.

Domaine hors de portée de toute sainteté et hauteur, où le réel s’épuise dans la réalité tangible et immédiate. Entre ces deux horizons aucun passage n’est possible. Sur terre rien ne perce de ce qui se trame dans les cieux.

Quelle aubaine pour l’autonomie du sujet, la souveraineté du moi, la volonté de puissance, qui bénéficient, à l’intérieur du réel, d’un champ d’action quasi illimité.

Ne retrouve-t-on pas ainsi l’accent propre de la religion comme rapport à la sainteté !

En édifiant des temples, en sacralisant des temps définis, en canonisant certains hommes n’a-t-elle pas surtout évacuée du reste du monde toute trace de sainteté. La vision politique est le fait de la religion. ‘Il faut rendre à César ce qui est à césar’. Offrir le monde au régime de l’être reléguer le royaume divin dans un hypothétique ailleurs.

Ce n’est certes pas un hasard si la contestation moderne de la religion s’est construite et alimentée sur le tuf même de l’esprit religieux.

Le Judaïsme, faut-il le rappeler, est œuvre d’existence et aucunement une religion !! Abraham a révélé au monde l’unité profonde du réel. Depuis, la tradition d’Israël véhicule cette vigoureuse contestation, vérifiée dans les actes et pas seulement dans de belles propositions éthérées, d’une semblable dichotomie.

La distinction des domaines est certes reconnue et affirmée. L’espace de la sainteté ne recouvre pas toute la réalité. La création même de l’homme est signifié par une redondance du Youd (vaYYsser) car elle est intrinsèquement double. Adam est crée ici-bas et crée pour l’au-delà.

Pour autant jamais la distinction ne devient clivage définitif, elle est différence de degrés et non franche opposition. Par delà les divergences s’atteste une identité profonde, s’appréhende une intériorité où tout est sainteté.

Nous avons sacrifié à l’usage qui rend la notion biblique Hol par le vocable profane. Mais cette transposition recèle toute la perversion du phénomène religieux et trahit plus qu’elle ne traduit.

Profane désigne l’espace à l’extérieur du temple, comme si la sainteté était confinée dans les limites étouffantes des maisons de culte, assignée à demeure dans cette partie obscure du monde que le moi souverain veut bien lui concéder. Hol désigne au contraire le creux d’un espace qui ne demande qu’à se remplir, le vide certes mais toujours en attente de ce qui lui a été ôté, plein de cette absence qui témoigne comme d’une présence.

La présence du Créateur se laisse donc découvrir dans toute la réalité. Sans cela que resterait-il de la transcendance ? Que vaudrait l’Infini s’il n’atteignait pas le fini, si la configuration générale du réel laissait pour compte cette part maudite, ce un en trop qui ruine tout l’édifice !

La possibilité d’un monde qui se révèle comme pure sainteté dépend de la disposition du sujet. Celui-ci peut appréhender la réalité dans son apparence superficielle et condamner au silence cette volonté de sainteté qui s’élève de toute chose.

Le sujet soucieux de soi, préoccupé à rendre le monde habitable en lui restaurant sa couleur de sainteté œuvrera à révéler dans les choses les plus simples, les gestes les plus banals, l’attache à la hauteur de l’Infini.

Chaque lieu, moment et situation sont pour lui occasion pour renouer avec la présence du Créateur. Vérité du judaïsme comme œuvre d’existence.

Le judaïsme ne s’épuise pas avec la fin des offices ! Il n’est au contraire que pénétration de cette hauteur acquise dans les moments d’étude et de prière dans tous les gestes et faits de la vie.

Seule l’unification de toute la personne autour du noyau de sainteté qui l’anime rendra possible l’embrasement de toute la réalité au contact du feu de la sainteté. La sainteté ruisselle sur le monde, elle se laisse traquer jusque dans le visage d’une ânesse.

Le régime de parole, expression d’une intelligence qui n’est pas que cérébrale, témoin de la hauteur de qui fut crée à l’image de D.ieu, semblait à Bilam incompatible au régime de l’être. Soudainement l’ânesse, ultime expression de la matérialité du monde (Hamor-Homer), se met à parler. S’atteste devant lui l’unité des deux mondes, l’au-delà fécond de la distinction entre Kodesh et Hol.

L’extrême sainteté

Les frères de Joseph lui reprochaient son attirance pour les artifices de la réalité tangible. Il soignait sa tenue, raffinait sa coiffure. Son extrême beauté physique à laquelle il tenait tant avait-elle sens dans le régime de sainteté !

Joseph sera pourtant retenu comme figure du Tsadik, gardien de la sainteté du corps et du monde.

S’il sort dans le monde ce n’est pas pour s’échapper de la maison d’étude ou pour goûter au parfum de la tentation, mais parce qu’il est convaincu que la réalité dans sa totalité relève de la sainteté.

Vice-roi d’Egypte il domine la civilisation la plus matérialiste car il sait révéler la trace du divin qui anime chaque chose, car tout est pour lui occasion de renouer avec le créateur.

Lorsque le souverain d’Egypte se révèle à eux comme le Joseph, celui-la même qui a grandi dans la maison de Jacob et qui malgré ses multiples accointances avec le monde extérieur n’a pas perdu le sens de la sainteté, ce roi seul parmi les souverains de l’époque qui sait manier la langue du saint, les frères saisissent l’ampleur de leur erreur. Ils perçoivent alors que la pointe de la sainteté se découvre dans l’extension du réel.

Reconnaissance de la vérité qu’accompagne une honte cuisante.

Honte de celui qui se croyait seul et découvre subitement son intimité violée par une présence étrangère. Honte qui peut être vécue comme tragédie à l’instar de Bilam qui en cherchant à tuer son ânesse exprime sa volonté de se débarrasser du poids étouffant de la présence constante du Créateur.

Le sujet authentique acceptant d’assumer la gravité de l’existence à travers laquelle s’exprime le poids du Créateur, saura retourner cette honte en source d’une identité toujours plus assurée. La présence qui se révèle le délivre de la solitude ; il se sait accompagner à chaque moment de son existence. « dussé-je suivre la vallée de la mort, je ne craindrais rien car tu es avec moi » (Tehilim 23)