Parachat Kora’h

Cercle et droite : l’unité d’Israël

Rav Moshé Tapiero

Si la fraternité définit la relation première et irréductible entre les 600 000 hébreux ce n’est pas au nom d’une origine commune ou du partage d’une même histoire. Les enfants d’Adam ne sont frères que pour autant qu’ils se constituent tous à partir du projet d’un Père, amont fondateur, position en hauteur que seul le Créateur peut occuper.

La fraternité d’Israël

La séminalité du Père féconde le sujet, l’élit comme lieu de son épanchement. Mais en même temps il féconde tous mes frères. Le même mouvement qui me constitue comme l’élu de l’amour paternel me contraint à reconnaître une coexistence avec tous les autres élus car chaque fils du Père, est fils unique, élu.

Etre sujet c’est témoigner de la trace du Créateur. Témoignage que l’on rend même contre son gré, à son insu. En cela tous Israël sont frères.

La dynamique de subjectivation

Mais s’il y a témoignage malgré soi, chaque moment de l’existence est occasion d’un témoignage volontaire et conscient. Il a pour nom Mitsva ! !

On peut être plus ou moins sujet - plus ou moins homme!- selon l’intensité du témoignage exprimé à travers les actes et pensées. Ces degrés infinis dans l’assomption par chacun de sa qualité de sujet déterminent une dynamique de la subjectivité que mes maîtres définissent comme subjectivation.

Ainsi la participation commune à l’élection du divin ne doit pas estomper la singularité de la position unique de chac-un.

La Torah prévient contre cette trahison. Korah refuse d’accepter l’autorité de Moshé et de son frère, arguant de l’extrême sainteté de l’ensemble du peuple. « Toute la communauté, oui, tous sont des saints, et au milieu d’eux est le Seigneur, pourquoi donc vous érigez-vous en chef de l’assemblée du Seigneur »(Bamidbar 16,3).

Tous sont à égale distance de D.ieu, il n’y a pas de dynamique de la subjectivité.

Korah entend encore la singularité de chaque sujet. Sa position n’est pas due au hasard mais définit dans la trace laissée par Le Créateur une place unique, singulière.

Mais parce que ces positions sont imposées et non choisies, elles seraient toutes d’égales intensités. Korah n’entend pas que le témoignage s’exerce dans le vécu, qu’il est affaire d’existence, que la tracée se retient dans les actes.

Comme toute erreur il ne s’agit pas de méconnaissance.

La position n’est pas clairement entendue ; elle ne fournit pas l’assurance d’un point de choc, d’un noyau dur inamovible sur lequel l’existence puisse s’ériger. Privée de cette référence cette dernière sera livrée aux passions (cf. Avot 4,22).

Avec le temps la dérive va s’accentuer, la désorientation se faire plus radicale. De cette définition de l’égalité de tous en référence à une appartenance commune au sol, qui témoignerait de la sainteté de chacun, le moderne déduira une théorie sociale de l’être-ensemble. Il définira l’humanité comme communauté de sol, où la place de chacun ne sera plus que le fait du hasard et ne permettra aucune singularisation.

Mais le sol s’est effondré sous les pieds de Korah et de ses épigones. « La terre ouvrit son sein et les dévora » ( Bamidbar 16, 32). Le fondement de mon identité m’échappe. L’imaginaire de l’être-ensemble ne résiste pas à l’épreuve du réel.

Configuration circulaire du social

Pourtant l’argument de Korah est consigné dans le verset, il ne saurait être pure chimère. Il tire justification de la structure eschatologique. La configuration messianique du « Nous » est rendue dans le Talmud par la figure de sujets positionnés en cercle désignant du doigt le Dieu qui se trouve au centre (Taanit 31)

Figure essentielle qui renouvelle le schéma social proposé par le pensée éthique contemporaine. Cette dernière refuse un schéma de l’intersubjectivité où autrui serait à mes côtés, avec moi, dans une entreprise commune. Elle rejette aussi la structure moderne d’une humanité disposée en cercle autour des biens à partager.Seul le face-à-face désignerait le social originel. Mais on aurait tort d’entendre dans cette figure la possibilité d’une relation directe, sans médiation.. Le face-à-face suppose le face-à-face de l’homme à la nuque rompue et aux yeux levés vers la hauteur de Dieu. La configuration est donc ambiguë.

Elle souligne la problématique du tiers venu interrompre l’intimité du rapport de moi à autrui. Si je me positionne en face d’Autrui, je tourne nécessairement le dos à tous les tiers.

Il faut, avec le Talmud, revenir à la figure du cercle. Société autour d’un troisième élément, non pas l’élément neutre qui trahit l’attente d’autrui, mais l’Infini garant de l’unicité de chac-un qui occupe une place définie dans le cercle.

Configuration circulaire exprimant l’égalité des positions pourtant distinctes et singulières. Elle se justifie dans la situation idéale où chaque subjectivité est déployée dans son intensité extrême. Position messianique où chac-un est pleinement soi.

Dans l’état actuel des choses il faut encore compter avec la trahison, avec la défection, avec le manque à soi. Les subjectivités faibles sont rejetées à l’arrière, le « Nous » se donne alors comme une droite (D’après Peri Itshak – Korah 1)

Toutefois dans les deux schémas le rapport interpersonnel n’est pas direct.

Ce qui m’amène à autrui c’est l’irrectitude de ma visée vers le Il au fond du Tu, qui se courbe. Je suis dans cette réflexion renvoyée d’un même mouvement vers tous les autres qui sont dans la trace.

Fraternité et proximité

Cercle et droite. Deux configurations divergentes et pourtant connexes du positionnement des sujets.

La première exprime ce point d’innocence où chacun est sujet malgré lui. L’existence n’est pas œuvre de volonté. Elle n’est pas décision autonome de ma conscience, exercice de ma liberté, mais réponse à une contrainte interne. Le noyau dur du sujet c’est cette subjectivité minimale qui subsiste encore dans la conscience athée. La fraternité indique cette racine commune qui ne se prête à aucune graduation.

La droite résulte de la dynamique de subjectivation. Chacun s’y positionne en fonction de l’intensité de son témoignage de la hauteur de ses actes.

Selon que telle ou telle perspective domine, l’Impératif parlera de proximité pour faire entendre un ordre de priorité, ou de la fraternité pour signifier une égalité incontournable. L’aide apportée au prochain se déroule sous l’auspice de la proximité. L’interdit de haïr est déjà engendré par le seul fait de la fraternité. « Ne hais pas ton frère en ton cœur »